La belle époque
empoisonner notre existence, gronda-t-il entre ses dents.
— Tu sais que je ne peux pas voyager pendant des semaines en sa compagnie, partager la même chambre.
— C'est ta mère, prononça-t-il entre ses dents.
— Ma mère est morte.
L'homme fixa les yeux sur ceux de sa fille. Frêle, le regard mobile et expressif, des cheveux encore un peu en désordre car elle sortait à peine du lit, Eugénie ressemblait terriblement à Alice. Chaque fois qu'il la voyait dans cet état d'esprit, le souvenir des derniers mois d'existence de sa première épouse lui revenait en mémoire : têtue, pleine de rancœur, totalement indifférente à la sensibilité des autres.
— Tu n'iras pas en Europe toute seule. Cela ne se fait pas.
La réputation d'aucune jeune fille ne pouvait résister à un voyage en solitaire, encore moins en Europe que partout ailleurs. Le vieux continent traînait une réputation sulfureuse, en regard des mœurs sexuelles.
—Je peux y aller avec une amie. Elise...
— Deux gamines ensemble, cela serait encore plus compromettant. Puis le docteur Caron n'a pas ces moyens.
— Mais toi...
Thomas leva la main pour la faire taire, puis déclara sur un ton qui ne souffrirait pas la réplique :
— Pas un mot de plus. Je ne paierai pas de voyage à la voisine, ni au chaperon de la voisine, si tu as une idée aussi ridicule en tête. Et si tu es sotte au point de refuser d'y aller avec Elisabeth, afin de ne pas décevoir celle-ci, car elle s'en fait une fête, Edouard recevra son cadeau de fin d'études classiques avec un an d'avance et il l'accompagnera.
Eugénie accusa le coup, pensa à se lever de façon un peu mélodramatique en disant : « Dans ces circonstances, eh bien, qu'il en soit ainsi. » La nécessité où elle se trouverait d'expliquer ce revirement de situation à ses amies la retint de poser un geste de ce genre. Depuis des années, elle les serinait avec son «grand tour» européen.
— Je te conseille de bien réfléchir à la question, et de changer d'air. Si je m'y mets, je peux aussi te rendre la vie bien difficile.
La grande fille n'en doutait pas. Un long moment, elle demeura en face de lui, les yeux baissés. A la fin, il la congédia en disant :
— Va te préparer pour la messe.
Comme la concrétisation de toutes ses aspirations dépendait de la générosité paternelle, Eugénie ne pouvait lui faire grise mine bien longtemps. La fin du mois de novembre viendrait vite et certains travaux d'aiguille demandaient plusieurs semaines avant d'être menés à bien. Quelques jours plus tard, elle saisit l'occasion au vol au moment d'un souper familial et rappela d'une voix mielleuse :
— Dans moins d'un mois, ce sera le bal du gouverneur. Nous n'avons pas encore pensé à ma robe.
Elle voulait plutôt dire qu'elle y pensait beaucoup, mais que personne d'autre ne paraissait se préoccuper de la question.
— C'est vrai, reconnut son père, la date approche. Tu viendras quand tu voudras au magasin, je dirai un mot au chef du rayon.
— Mais, papa, je ne peux pas mettre du prêt-à-porter.
— Comment cela ? C'est ce que j'ai sur le dos.
L'homme baissa les yeux pour voir en quoi sa tenue paraissait si... commune.
— Ce ne serait pas digne de toi.
—Je devrais aller travailler en queue-de-pie?
— Tu me comprends. Si j'y allais mal fagotée, cela ferait du tort à ta réputation. Tout le monde aura les yeux sur moi...
Par un hasard heureux, Edouard avait la tête ailleurs, aussi aucun éclat de rire intempestif ne vint souligner cette sotte prétention. Elle laissa échapper un soupir excédé. Les moments où son père s'essayait à l'humour - comment interpréter autrement son attitude ? - la mettaient hors d'elle.
—Je te rappelle que nous faisons aussi du travail sur mesure, souligna le commerçant tout à fait sérieusement.
— Mais ce sont les mêmes couturières...
Seules les meilleures d'entre elles réalisaient des vêtements sur mesure à partir des mensurations prises par un chef de rayon. D'un autre côté, le prêt-à-porter relevait essentiellement de travailleuses à domicile payées à la pièce. Mais Thomas ne désirait pas commencer une discussion sur la division du travail dans son entreprise.
— Qu'as-tu en tête, exactement? capitula-t-il.
— Il y a une couturière rue Saint-Jean, madame Delasorne. Elle vient de France.
— Et
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