La bonne guerre
chaos.
J’avais vingt et un ans, j’habitais à Bridgeton, dans le New
Jersey. J’avais quitté le lycée. Je faisais divers petits boulots dans des
fermes : cueillir des fruits et des légumes. Ce n’était pas bien folichon.
J’ai été mobilisé en août 1942, et je suis entré dans l’armée
de l’air. Ma femme était de la même ville que moi. Nous habitions à quelques
pâtés de maisons l’un de l’autre. Nous nous sommes mariés le 1 er avril 43 et je suis parti en Europe comme artilleur le 9 avril.
J’ai participé à bord d’un B 17 à des missions de
diversion au-dessus de la Manche, pour attirer la flak, la DCA allemande.
J’ai pris part à deux missions de bombardement en Allemagne le 13 et le 14 mai.
Le 15 nous nous faisions abattre au-dessus de la mer du Nord. Au moment où nous
avons touché l’eau, j’ai été projeté à travers la porte du radio, j’étais
coincé à l’intérieur, et j’avais le coude écrasé. L’avion s’emplissait d’eau. Tous
les autres étaient sortis. Un homme est revenu me dégager. Mon bras, mon dos et
mon épaule étaient salement esquintés. Quand l’avion a fait son amerrissage
forcé, nous avons mis à l’eau les canots de sauvetage. Nous en avons attaché
deux ensemble avec une corde de nylon. Il y avait six sergents et quatre officiers.
Dix gars, cinq sur chaque bateau.
La première chose que nous avons faite a été de chercher une
trousse de soins. Mais quelque part en Angleterre, une âme généreuse avait tout
pris. Notre radio avait été blessé au visage par un obus. Nous étions donc sans
rien, pas d’eau, pas de nourriture, rien. Je dois dire que le moral était
excellent, on riait, et on essayait de chanter, et de raconter des histoires, on
passait le temps en disant : « Tiens, on dirait que j’entends un
avion », « Tiens, on dirait que j’entends un bateau ». Choses
qui, bien sûr, étaient toujours le fruit de notre imagination.
Ça s’était donc passé vers onze heures du matin. Dans la
soirée, la mer du Nord est devenue très, très froide, et agitée. Les vagues
étaient si grosses qu’on ne voyait plus l’autre canot.
Environ vingt-quatre heures plus tard, un hydravion allemand
s’est approché. Il nous a survolés pendant près d’une demi-heure. Il pointait
un canon sur notre embarcation. On s’est dit qu’on était cuits. Puis les
Allemands ont aperçu un petit chasseur anglais, et sont repartis vers le continent.
Quand l’avion anglais a agité ses ailes, on jubilait. On s’est dit, cette
fois-ci c’est bon. Il a fait fuir l’hydravion allemand. Et on a attendu et
attendu, et puis rien n’est venu.
Ensuite, ce que nous avons vu c’est un patrouilleur allemand
qui se dirigeait vers nous. Ils nous ont sortis de nos canots et nous ont fait
monter à bord. Ce qui frappe en premier, ce sont les croix gammées. À ce
moment-là, vous réalisez vraiment que vous êtes coincé : vous êtes entre
les mains de l’ennemi. J’ai retrouvé trace dans nos archives d’un rapport précisant
qu’aucune tentative de recherche n’avait été entreprise. Il devait tout
simplement y avoir une belle pagaille !
Le capitaine de ce patrouilleur allemand s’est montré très
compréhensif. Il comprenait que c’était la guerre. Ses marins sont d’ailleurs
descendus me chercher dans le canot pour me monter à bord. Ils nous ont
installés dans leur carré. Au milieu il y avait une table qui ressemblait à une
table de pique-nique. Avec une nappe à carreaux rouges et blancs comme dans nos
restaurants italiens.
Deux Allemands m’ont déshabillé. Ils m’ont essuyé avec une
serviette, et m’ont porté dans une des couchettes.
On nous avait dit que si on se faisait capturer il fallait s’attendre
à la torture, la faim et tout le reste. Je me sentais vraiment très mal et j’ai
perdu connaissance. Quand je suis revenu à moi, un Allemand, assis sur le bord
de mon lit, avait appuyé ma tête sur ses genoux et m’essuyait le visage. Il
avait fait ses études à Cleveland et parlait couramment anglais. Ils nous ont
transférés sur un bateau postal qui faisait route vers le continent. On nous a
ensuite mis dans un train qui nous a emmenés jusqu’à Francfort : au centre
des interrogatoires. Il y avait une lampe suspendue au plafond, dans une toute
petite cellule. Vous étiez absolument au secret. Ils arrivaient n’importe quand.
Ils venaient vous poser des questions pendant trois, quatre minutes,
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