La bonne guerre

nous
faisions partie de l’élite. Maintenant j’en ai honte. J’étais heureuse qu’il n’ait
pas été envoyé sur un des fronts où il aurait tué des gens et risqué sa peau. Mon
frère a été blessé à la bataille des Ardennes. Il en a encore des cauchemars. Il
ne peut plus aller à la chasse, avant c’était un excellent chasseur de canards
et de cailles. Pourtant il n’en parle jamais.
    Les GI travaillaient avec les civils. La seule différence c’est
qu’ils touchaient 50 dollars par mois, ou quelque chose comme ça, alors que les
civils touchaient 450 dollars plus les heures supplémentaires. Ils l’avaient
tous en travers de la gorge, parce qu’ils faisaient exactement le même boulot. Pete,
témoin à notre mariage, travaillait pour Dow Chemical à Midland, dans le
Michigan. Compte tenu du travail qu’il avait, il aurait été exempté de service,
mais comme il était patriote il s’est engagé. Ils ne l’ont pas gardé dans l’infanterie,
mais ils l’ont envoyé à Oak Ridge. Pour une solde de GI, il avait le même
boulot que s’il était resté à Dow Chemical en tant que civil. (Elle rit.) Il
est mort de la leucémie.
    Dans chaque bureau il y avait un bouquin de physique sur l’énergie
atomique. Ils avaient tous l’air de savoir ce qu’ils faisaient, alors qu’en
réalité ils ne savaient même pas comment désamorcer cette gigantesque bombe. Personne
n’avait idée de l’ampleur des dégâts qu’elle allait causer. Même pas
Oppenheimer. En fait je crois qu’ils n’imaginaient pas qu’elle serait utilisée
contre quelqu’un.
    Nous avons eu une permission de trois jours pour aller à
Saint Louis, la ville la plus proche de chez nous. Nous étions en train de
déjeuner à La Cave, le restaurant de l’hôtel Mayflower. Harry était en uniforme.
Soudain, il se lève de table et se précipite de l’autre côté de la salle pour
arracher le journal des mains d’un des clients. Puis il s’est élancé dans l’escalier
après avoir jeté le journal par terre. On a cru qu’il avait une crise de nerfs
à cause de la guerre, et nous sommes restés assis là complètement éberlués. Il
venait de voir sur le journal en gros titre : BOMBE A LARGUÉE SUR
HIROSHIMA. Il est revenu tout agité, en bredouillant, avec le journal, et il a
dit : « Maintenant je peux vous le dire ce que je faisais, c’était ça. »
Il a ajouté : « S’il y a un jour où j’aurais aimé être à Oak Ridge, c’est
bien aujourd’hui. » Il était ravi de dire aux gens ce qu’il avait fait
pendant toutes ces années, de leur montrer qu’il n’avait pas passé son temps à
traîner. Je ne pense pas qu’il se soit posé des questions à cette époque.
    Son père qui dirigeait le bureau de mobilisation avait dû se
demander pourquoi son fils n’était pas en train de combattre les Japs dans le
Pacifique. Il aimait bien se faire valoir, et il pouvait enfin fièrement
déclarer : « Mon fils en était, il fabriquait la bombe. » Mon
Dieu, comment pouvoir être fier de ça ? Notre petite ville ne se sentait
plus. Ces merveilleux GI d’Oak Ridge, dans le Tennessee, qui avaient, à eux
tout seuls, mis fin à la guerre en réalisant cette bombe. Mon père qui était un
vaillant ancien combattant était très fier de tout cela.
    Je croyais qu’après la guerre ils fermeraient toutes les
usines d’Oak Ridge, je pensais que ça deviendrait une ville fantôme. Je n’avais
jamais imaginé que ça continuerait éternellement. Vous devriez aller y faire un
petit tour un de ces jours pour voir.
    Un peu plus tard, ce même automne, il y a eu un autre essai
atomique à Bikini. Beaucoup de nos amis sont allés y assister. Ils étaient très
excités à l’idée d’aller si loin. À cette époque les gens ne voyageaient pas
comme maintenant, ils n’étaient jamais allés dans les mers du Sud. Tous les GI
d’Oak Ridge pouvaient y aller. Ça ne faisait pas très longtemps que nous étions
mariés, et je ne voulais pas que Harry parte pour deux mois. Pour autant qu’on
le sache, tous ceux qui ont assisté à l’explosion sont soit atteints d’un
cancer, soit morts d’un cancer.
    Je parie que les gens se sont précipités pour voir cette
glorieuse bombe. Ils se sont trouvés exposés aux radiations et ont fini par en
mourir. Certains de leurs enfants poursuivent actuellement le gouvernement. Sur
les dix-huit couples qui vivaient dans le même motel que nous, très peu ont
réussi à avoir des