La bonne guerre
enfants. Nous, nous avons eu relativement de la chance. Nous
avons quatre enfants. Deux ont des malformations de naissance.
En vieillissant, je suis devenue de plus en plus vigilante, et
j’ai commencé à me méfier des radios, même des contrôles de routine chez le
médecin. À chaque fois on me demande pourquoi, et je réponds : « J’étais
à Oak Ridge, et je ne sais pas à quelle quantité de radiations j’ai été exposée. »
Si on n’a jamais été mis en garde ? Bien sûr que non. Je
ne pense pas qu’il se soit agi de malveillance, je crois qu’ils ne savaient pas,
c’est tout, personne n’avait la moindre idée des risques.
La plupart des femmes qui travaillaient sur la base
prenaient le même bus pour y aller. Il y avait des infirmières et des secrétaires.
On s’arrêtait tout le long de la route pour faire monter des ouvriers civils, des
paysans. Ce bus, on l’appelait la « ligne fausse couche », parce que
presque toutes les femmes qui étaient enceintes avortaient. De jeunes femmes en
bonne santé n’avortent pas comme ça à tout bout de champ. Aucune de celles qui
empruntaient ce bus n’a mené une grossesse à terme, une sur dix-huit peut-être.
Tout le monde pensait que c’étaient les pavés de la route.
On ne peut jamais se trouver dans un aéroport sans tomber
sur quelqu’un que Harry a connu à Oak Ridge. J’ai souvent souhaité que quelqu’un
finance une enquête médicale sur tous les GI qui se trouvaient là-bas, afin de
savoir combien n’ont jamais pu avoir d’enfants, et combien ont eu des enfants
anormaux.
Ensuite, Harry pouvait se présenter dans n’importe quelle
école supérieure, il lui suffisait de dire : « Je travaillais au Manhattan Project », et toutes les portes s’ouvraient. Il avait
travaillé à toutes sortes de choses que ces gens-là n’avaient jamais approchées.
On en était terriblement fiers.
Vous ne savez pas ce qui nous est arrivé ? Nous
habitions New Canaan dans le Connecticut, et Norman Cousins a ramené des jeunes
filles d’Hiroshima. Toutes les semaines on voyait ces femmes déformées et
brûlées. Je les croisais au supermarché, et je me disais : « Mon Dieu,
quand je pense que c’est cette chose dont je suis si fière qui a fait ça. »
J’en pleure parfois…
Il faut comprendre que nous étions un peuple très refermé
sur lui-même, que nous étions un grand pays très isolé. Nous ne connaissions
pas grand-chose aux Japonais ni à leur culture. Pour nous c’étaient des êtres
jaunes aux yeux bridés, qui avaient l’air méchants. Au cinéma ils avaient
toujours les rôles des méchants, des gens qui se faufilaient par-derrière pour
donner un coup de couteau dans le dos. On finissait par ne plus les voir comme
des êtres humains, mais comme des petits êtres jaunes dont il fallait se
débarrasser. Ils n’avaient rien à voir avec les Allemands. Si on m’avait dit :
« Vous avez, le pouvoir de ne sauver que x prisonniers, il y a cinquante
Allemands et cinquante Japonais, lesquels allez-vous laisser mourir ? »,
c’est aux Allemands que j’aurais donné à manger. Ils étaient plus civilisés, du
moins à mes yeux, pour le peu que j’en savais.
Je me souviens des abris de New Canaan, pendant les années
cinquante. C’était une banlieue très chic de New York. Nos voisins avaient
décidé de construire un abri antiatomique très élaboré et de le remplir de
provisions. Ils voulaient que nous puissions y aller tous ensemble. On s’entendait
bien. Harry les a dissuadés de faire ça, en leur expliquant qu’ils mourraient
complètement grillés, qu’après il ne resterait plus rien, qu’il vaudrait mieux
ne pas survivre car ce serait une mort lente et horrible.
Nos enfants ont connu ces exercices d’entraînement stupides
à l’école. Au lieu des alertes au feu, ils avaient des alertes à la bombe
atomique : au moment où vous voyez l’explosion, vous plongez sous vos
tables. Ils passaient leur temps à faire ça. C’était vraiment absurde, et on
entendait des choses invraisemblables. J’étais institutrice suppléante, et les
institutrices racontaient des trucs du genre : « Pourvu que ça n’arrive
pas quand je suis dans ma classe, et que je ne me trouve pas coincée à l’école
pendant des jours et des jours avec tous ces gosses avant de pouvoir les
renvoyer chez eux. » Comme si, au cas où ça se serait produit pendant qu’on
était au réfectoire, en train de déjeuner,
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