La bonne guerre
bombardé soixante-six villes japonaises, qu’il y avait eu
quatre-vingt-dix-neuf raids aériens et soixante-six objectifs. Le pays avait
été ravagé, et pour nous la bombe atomique s’inscrivait dans la même ligne d’action.
On ne faisait que continuer dans la même voie, pour simplement un peu moins
cher. Ça ne faisait jamais qu’une ville détruite de plus. Pensez, on en avait
déjà rasé soixante-six, deux de plus, qu’est-ce que ça pouvait bien faire ?
Les bombes incendiaires et les puissants explosifs utilisés à Dresde, à
Hambourg et à Leipzig avaient fait le même boulot.
La bombe A aurait-elle pu être lâchée sur l’Allemagne ?
Ça c’est sûr. On se serait tous mis en grève sinon. Si
Roosevelt avait encore été en vie, et si l’Allemagne ne s’était pas rendue, elle
aurait certainement été utilisée. Au fond de nous tous, physiciens, elle était
prévue pour l’Allemagne, c’était ce que nous pensions tous.
Au fil des années nous avons pourtant entendu dire que la
bombe A n’aurait jamais été utilisée contre une nation blanche.
Je pense que c’est sous-estimer la haine ressentie à l’égard
des Allemands et l’amertume que nous éprouvions.
James Franck, un homme tout à fait remarquable, avait rédigé
un rapport, le rapport Franck, dans lequel il demandait de ne pas lâcher la
bombe sur une ville mais de s’en servir simplement comme avertissement pour que
les Japonais voient de quoi il s’agissait. Ça, c’était un mois avant Hiroshima.
Parmi les physiciens un mouvement contre la bombe commençait à se dessiner sans
grand espoir cependant. Il était assez puissant à Chicago, mais n’a en rien
affecté la poursuite des travaux de Los Alamos. Tout de suite après que les
bombes ont été larguées, les physiciens ont vraiment pensé qu’il était grand
temps de mettre fin à toutes les guerres.
Deux sur soixante-six, c’était rien du tout, mais chacune de
ces deux grosses bombes venait d’un seul avion. C’était ça qui était important
sur le plan militaire, à Hiroshima et Nagasaki. Ce n’était pas tant les
terribles destructions que la bombe avait occasionnées, ni la radioactivité, redoutable
bien entendu. L’important c’est que les bombes atomiques, et maintenant les
bombes thermonucléaires, ne reviennent pas cher. C’est pour ça que nous sommes
dans ce pétrin.
Au plus fort de la mobilisation pendant la seconde guerre
mondiale, les Etats-Unis réussissaient à fabriquer de six à huit cents bombardiers
par mois. Quand ils partaient en mission au-dessus d’une ville, ils causaient d’énormes
dégâts en une nuit. Si ces huit cents avions bombardaient une même ville
plusieurs nuits de suite, ils faisaient autant de dégâts qu’une bombe atomique.
Ainsi, en rassemblant toutes les forces, il était possible d’anéantir une ville
en une semaine. Mais ensuite c’étaient mille villes en une nuit qui pourraient
être détruites ! Grâce à la multiplicité, et à la modicité des bombes
atomiques.
Pendant la première guerre mondiale on a pu constater les
premières applications de la science du XX e siècle à la guerre. Pendant
la bataille de la Somme, la pire de toutes, les Britanniques et les Allemands
ont mobilisé sur quatre-vingts kilomètres de tranchées dix kilotonnes de
puissants explosifs pour tirer cinq mille kilos à la fois, canon par canon. Ça
faisait donc dix kilotonnes par jour : dix mille tonnes. Ça fait beaucoup
de bombes tout ça, beaucoup d’obus, d’accord ?
Un train de marchandises peut transporter 40 tonnes par
wagon. 40 fois 250, ça fait dix kilotonnes. Ça fait donc un train de 250 wagons.
Plus d’un kilomètre et demi. Chaque jour donc, plusieurs trains de marchandises
d’obus étaient tirés un par un par cinquante mille tirailleurs suant sang et
eau.
En 1951 les États-Unis auraient pu faire à eux seuls, en un
jour, la première guerre mondiale qui a duré mille nuits. En 1952, l’arme
thermonucléaire était inventée. En 1958 ce n’était plus une kilotonne, comme
pendant la première guerre mondiale, ni une mégatonne comme pendant la seconde
guerre mondiale, mais une gigatonne : un milliard de tonnes !
Un milliard de tonnes ?
Mille millions de tonnes. C’est là que nous en sommes
arrivés. C’est ce changement démesuré qui s’est opéré. Le pouvoir de détruire
est à la portée de tous : disponible et bon marché. Et le monde ne l’a pas
encore bien compris.
Les
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