La bonne guerre
physiciens n’ont plus rien à y voir maintenant, c’est
entré dans le domaine de l’industrie et du commerce. L’industrie nucléaire
offre des milliers d’emplois. Les matières premières coûtent cher, les chaînes
de fabrication sont très complexes, et ce sont des spécialistes très bien rémunérés
qui font tout cela.
C’est ce que nous a légué la seconde guerre mondiale, l’héritage
direct de Hitler. Les physiciens ont été stimulés par la lutte contre les nazis.
Moi y compris. J’étais devenu insensible à la mort. J’étais prêt à tout parier
sur la guerre et la paix. Je suivais mes chefs avec enthousiasme et plutôt
aveuglément.
Les Allemands avaient fait la fusée. Le missile de croisière
et le missile balistique sont également des inventions allemandes sorties tout
droit de Peenemünde. Ils n’avaient pas la bombe atomique mais je crois qu’ils l’auraient
eue. Je crois que c’est dans cette optique qu’ils fabriquaient ces missiles.
Dans mes relations avec les services secrets, j’ai envoyé
une fois une lettre à un responsable gouvernemental pour lui dire : Empêchez
Roosevelt et Churchill de se rencontrer dans le sud de l’Angleterre, ce n’est
pas sûr. Les Allemands sont capables, du jour au lendemain, de larguer une
bombe atomique, de détruire tout, et de tuer d’un seul coup les plus grands
dirigeants.
À l’époque on pensait que c’était justifié. Maintenant, bien
sûr, je ne le pense plus. Mais si c’était à refaire, je crois en toute
honnêteté que je le referais. Le nationalisme a un terrible pouvoir. Nous
appartenons à des nations et les gens suivent leurs chefs. C’est vrai qu’il
existe une communauté scientifique internationale, mais elle n’a pas du tout la
force d’un élan national. On s’en aperçoit tous les jours.
Nous nous sommes battus contre le fascisme. Mais cette lutte
a transformé les sociétés qui se sont opposées au fascisme, elles se sont
parées de certains de ses attributs : tous ces clichés, ces slogans :
la guerre totale, le refus de l’apaisement, la fin des Pearl Harbor.
Si on y réfléchit à tête reposée, Pearl Harbor a été la plus
grande victoire américaine de la seconde guerre mondiale : ça a mobilisé
le pays tout entier. Quelques cuirassés coulés et quelques milliers de marins
tués. C’est vrai que ça a été affreux. Mais du point de vue historique, aucune
défaite n’a été aussi terrible pour le Japon que cette attaque victorieuse sur
Pearl Harbor.
J’ai également l’impression que cette façon de s’armer et de
se préparer relève du même syndrome : il ne faut absolument pas se laisser
surprendre, nous ne pouvons pas nous permettre d’être faibles. C’était ce que
disaient les Allemands, et c’est ce qu’ils ont fait. Ils ont commencé par
mobiliser. Regardez un peu ce qui leur est arrivé. Et si nous ne nous relâchons
pas un peu, il va nous arriver la même chose.
Comme dirait un des clochards de Samuel Beckett à son
acolyte : qu’est-ce qu’on peut bien faire ?
Arrêter la course aux armements. On dirait un peu un slogan,
mais c’est le seul espoir qui nous reste. Nous devons y mettre un frein le plus
tôt possible et faire vraiment le maximum. Je suis optimiste. Je pense que les
hommes ont un très grand instinct de conservation. Malgré la guerre froide, et
en dépit de toutes les inquiétudes, la guerre est restée froide. Ça fait
trente-huit ans que nous n’avons pas pris les armes. Moi je n’aurais pas parié
pour plus de vingt-cinq ans. Nous pouvons ainsi estimer avoir eu un sursis de
treize ans. Peut-être que les gens vont maintenant décréter que nous ferions
mieux d’avoir encore de nombreuses années de sursis.
Quantité de personnes ont participé au gouvernement, ont
travaillé à la réalisation de ces bombes, et sont revenues en disant qu’il ne
fallait surtout pas faire ça. Ceux qui ont mis au point la bombe H ont dit qu’ils
avaient eu tort. Je n’ai fait que la bombe A, mais ça m’a suffi pour comprendre
mon erreur. Je ne sais pas ce que nous réserve l’avenir mais je sais que nous
commençons tout juste à comprendre les climats, les océans, les cellules et leurs
noyaux, je sais que nous commençons tout juste à comprendre ce qui nous avait
échappé jusque-là. Avec toutes ces nouvelles connaissances et ces nouvelles
technologies, il est tout simplement impossible de faire la guerre, et de vivre
dans des Etats nationaux
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