La bonne guerre
j’ai découvert qu’il y avait plusieurs centaines de blessés
dans le champ. J’ai dit : « Mon Dieu, qu’est-ce qu’on peut faire ?
Ce n’est pas croyable. » Quelqu’un avait dû se ficher dedans quelque part.
J’ai donc dit : « Sergent, apportez-moi une
vingtaine de seringues et autant de doses de morphine, on va aller faire une
petite balade. » C’était une magnifique journée d’été. Nous sommes allés
de groupe en groupe. J’avais en tête une image de la guerre de Sécession avec
tous les blessés sur les champs de bataille. En petits groupes. Les photos de
Mathew B. Brady. Cette image se concrétisait devant moi.
Quand je m’approchais d’un groupe, je disais : « Ça
va les gars ? », en général ils me répondaient : « Ça va, mais
occupez-vous plutôt de lui. » Ils avaient toujours un autre type à montrer.
Et même s’ils étaient blessés eux aussi, ils étaient souvent en bien meilleur
état que celui qu’ils désignaient. Je faisais une morphine au type en question
et je lui disais : « On s’occupe de vous dès qu’on peut. » J’ai
fait ça pendant plusieurs heures sur tout le champ.
Sur le front nous étions de service douze heures sur vingt-quatre.
En tant que neurochirurgien, j’avais la responsabilité des blessures à la tête.
Avant de me trouver dans les combats, je pensais qu’en neurochirurgie j’aurais
un cas de temps en temps, un tous les trois, quatre jours. Qu’entre-temps je
ferais des choses que je connaissais mieux, de la chirurgie abdominale et autre.
En fait, là, à partir du jour de notre arrivée, ça n’a pas arrêté, les blessés
à la tête se succédaient. Nous avions à peine fini avec un qu’il y en avait
trois ou quatre autres qui attendaient. Personne d’autre ne se hasardait à
toucher à une tête, parce que dans ce domaine, quand on ne connaît pas, il vaut
mieux s’abstenir. Je n’avais donc aucune aide. Il y a eu une période de trois, quatre
semaines en Normandie où j’ai travaillé jour et nuit. (Il tourne une page de
son journal.) Je vois là qu’un jour je me suis endormi en salle d’opération.
Je travaillais depuis trente-six heures sans interruption. À quoi ressemblaient
mes journées ? À des journées de trente-six heures. (Il rit.)
(Il lit dans son journal.) 14 juillet. Fête nationale.
Hum ? Nos statistiques montrent qu’à notre hôpital nous avions vu 5 000
personnes. Nous en avions opéré 2 328. Qu’il y avait eu 57 décès. Et ce
depuis le 19 juin. Un peu plus de trois semaines. Voyons : 15 juillet. À
ce jour j’avais effectué 28 interventions cérébrales importantes. J’ai ici :
un patient n’a pas survécu. Il était dans un coma profond et a cessé de respirer
avant que nous commencions l’opération. Tout ça nous fait donc une mortalité
postopératoire de 4 %. Pendant la première guerre mondiale, elle était de 60 %.
Au bas mot.
Après la bataille des Ardennes, il a fallu traverser le Rhin.
Les hôpitaux avançaient en sautant des étapes. Quand les armées progressaient, un
nouvel hôpital venait s’installer sur le front, et l’ancien restait en place. Ce
dernier retournait au front à l’étape suivante. Une demi-douzaine d’hôpitaux
progressaient de la sorte. Ils étaient installés sous des tentes. En Allemagne
il leur arrivait de mettre au front un hôpital qui était resté à l’arrière
depuis le début des combats. C’était un peu comme dans les matchs de football, quand
un jeune qui n’a pas joué de la saison se voit donner la chance d’être en
première ligne pendant quelques minutes pour qu’il obtienne sa sélection. C’est
ce qu’ils ont fait avec les hôpitaux, pour que vous puissiez avoir droit aux
honneurs pour quelque chose.
Là, la guerre était presque finie, il ne restait plus que
quelques semaines. Je me trouvais dans un nouvel hôpital, avec du matériel
encore à peine sorti de ses paquets, avec des gens qui n’y connaissaient rien. Moi
j’étais un ancien, cinq fois médaillé au combat. Ça faisait huit ou neuf mois
que j’étais là-dedans. Je me revois encore dans la salle d’opération dire :
« Mon blessé a besoin d’une bouteille de sang. » Quelqu’un était
revenu me dire avec un bout de papier : « Le major chargé du
laboratoire me dit que vous ne pouvez l’avoir que si vous avez rempli ce formulaire. » (Il rit.) Je lui ai répondu : « Tu vas dire au major d’aller se
faire foutre, qu’il me
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