La bonne guerre
avait maltraité un supérieur.
Des gars comme moi étions toujours sur la corde raide. D’un
côté il y avait mes frères de race qui pensaient que je menaçais leur
tranquillité. Eux s’en tiraient en se faisant oublier, alors que moi je voulais
être utile à quelque chose, parce que j’étais un soldat américain, et je
voulais être traité comme tel. De l’autre côté, il y avait les officiers qui n’appréciaient
pas ce que je faisais. Je me sentais très seul.
Sur la fin, les Allemands ont commencé à expérimenter les V1.
Ils n’étaient pas du tout précis. C’était justement ce qui les rendait
terrifiants. Vous ne saviez jamais où ils allaient atterrir. À la radio, Axis
Sally nous racontait toutes sortes d’histoires intéressantes. Dans les Ardennes,
nous avons soutenu un siège de Thanksgiving (fin novembre) à Noël 44.
Le courrier avait été détourné. Nous n’avions pas la moindre
idée de ce qui se passait ailleurs. Pour nous, il n’y avait plus d’ailleurs. Psychologiquement
ça m’a fait quelque chose. J’ai écrit chez moi : « Vous m’avez
abandonné. Vous ne m’écrivez pas et je vais mourir. » Finalement, ma mère
a réussi à me contacter par l’intermédiaire de la Croix-Rouge.
Nous étions maintenant en 45. Les Allemands étaient prêts à
se rendre en masse. Des milliers et des milliers. « Kamerad, kamerad. » C’est alors que nous sommes arrivés à Buchenwald. Je crois que c’était
Buchenwald.
Vous approchez et la première chose qui vous frappe c’est la
puanteur. Tout le monde savait que c’était une puanteur humaine. Vous commencez
à réaliser que quelque chose d’horrible s’est produit. Tout est calme. Vous
approchez plus près et vous voyez ce que ces pauvres créatures ont subi. Et
vous… J’ai été saisi de la colère la plus violente de ma vie. J’ai dit :
« Il faut tuer toutes ces ordures d’Allemands, tous ces salauds. Quand on
a fait ça à des hommes, on ne mérite pas de vivre. » En y réfléchissant à
tête reposée, je sais que tous les Allemands n’ont pas fait ça. Il n’empêche
que je me demandais comment ils avaient pu accepter de laisser faire ça.
Pour moi ça a été une révélation. Si une chose pareille
pouvait se produire ici, elle pouvait se produire n’importe où. Ça pouvait
aussi bien m’arriver à moi. Ça pouvait arriver aux Noirs aux États-Unis. Je
crois que plus que n’importe quel événement, c’est cette vision des choses qui
a cristallisé ma volonté d’agir pour essayer de ramener un peu de bon sens dans
ce monde fou.
Tout le temps que j’ai participé à la guerre, j’ai entendu
des gentils Blancs proférer toutes sortes de remarques antisémites. Ils
venaient me voir pour me dire : « Hitler a eu raison de faire ce qu’il
a fait avec les Juifs. » Je leur répondais : « Fous-moi le camp. »
J’étais dans l’intendance. Bon sang, j’aurais pu leur couper les vivres. (Il
rit.) Je rencontrais des Allemands qui me disaient : « Vous allez
voir, avant peu de temps, les États-Unis et l’Union soviétique ne vont plus
être d’accord. – Qu’est-ce que c’est que ces bêtises ? »
Les Allemands s’étaient rendus. J’étais alors à Marseille. On
nous préparait à l’invasion du Japon. J’ai su par Stars & Stripes qu’un
engin avait été lâché sur le Japon, et ce qu’ils en disaient me tracassait. Une
ville entière avait été dévastée par un engin pas plus gros qu’une balle de
golf. La plupart des soldats étaient fous de joie. Moi pas. J’aurais souhaité
qu’on y aille et qu’on tente notre chance. Ça annonçait un monde nouveau que je
n’aurais jamais imaginé. Je suis retourné me coucher. Qu’est-ce que tout ça
nous promet ?
On a annoncé la capitulation du Japon, et nous sommes
rentrés au pays. J’avais encore le cœur lourd. J’avais vraiment envisagé de
rester un peu en Europe, mais j’étais tiraillé par le désir de retrouver ma
famille. Mon père, ma mère et moi, nous étions très proches.
Nous entrions dans l’Hudson. On voyait les berges. Les
soldats blancs sur le pont ont crié : « La voilà ! » Ils
parlaient de la statue de la liberté. Tout le monde a explosé de joie. Moi j’étais
en bas, et je me disais : « Nom de Dieu, non, je ne monte pas là-haut.
Je m’en fous. » Et d’un seul coup, je me suis retrouvé en larmes. Je pleurais
et je disais la même chose qu’eux. Content de rentrer à la
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