La bonne guerre
répétant ce que disaient le directeur et quelques autres. C’est alors
que j’ai compris qu’il fallait que je fasse quelque chose d’autre. Quand le
directeur est venu dans ma classe pour me demander : « Quels ouvrages
voulez-vous commander pour l’année prochaine ? », je lui ai répondu :
« Je ne serai plus ici l’année prochaine. » Je ne savais pas que j’allais
lui répondre ça. C’est sorti tout seul.
Je suis allée travailler au service des relations publiques
de la Navy. J’interrogeais des survivants de la guerre du Pacifique : des
victimes de brûlures, des gens en fauteuil roulant, les véritables horreurs de
la guerre. Je pensais que ce serait vraiment terrible de montrer ces gens-là au
public. Plus tard j’ai pensé que ce serait un crime de ne pas les montrer. Tout
le monde devait savoir ce qu’était la guerre.
Je suis entrée à la Croix-Rouge parce que je ne voulais pas
rester aux États-Unis. En Angleterre, avant le débarquement, nous nous
déplacions d’un camp à l’autre, d’un hôpital à l’autre, nous essayions de faire
tout ce que nous pouvions pour empêcher les GI de devenir trop dépressifs. On m’a
cachée à bord d’un avion et je suis arrivée en France deux jours après le
débarquement pour assister aux combats. Ce que j’ai vu était absolument
horrible. Des gosses déchiquetés par les bombes. Finalement j’ai retraversé la
Manche avec une unité de la Croix-Rouge, et je conduisais un camion.
Quand nous avons quitté l’Angleterre, de nuit bien sûr, nous
avons embarqué sur une péniche de débarquement. Je me promenais dans l’obscurité
sur ce bateau, et j’ai entendu des gens parler espagnol. C’était bien la
dernière chose à laquelle je m’attendais. Ils faisaient traverser la Manche à
une unité blindée des Forces françaises libres. Un certain nombre d’Espagnols
qui avaient été condamnés aux travaux forcés en Afrique du Nord avaient réussi
à s’échapper et ils avaient rejoint les Forces françaises libres en Angleterre.
Ils se trouvaient alors sur le bateau, en route pour le continent.
J’ai vu un type tout seul appuyé au bastingage. J’ai hésité
puis je me suis adressée à lui en espagnol. J’étais sûre qu’il était espagnol. C’était
un garçon de dix-huit ans, qui avait été condamné aux travaux forcés et exilé
au Maroc espagnol à l’âge de treize ans. Sa famille avait été anéantie. Son
frère et ses deux sœurs s’étaient enfuis vers les plages françaises dans des
conditions si épouvantables qu’ils n’avaient pas survécu. Il était le seul
survivant. Il n’a souri qu’une fois, quand je l’ai appelé Danny. Il s’appelait
Daniel.
Je lui ai dit : « Mais enfin, Danny, qu’est-ce que
tu fais là ? Cette guerre ne te concerne pas. » Il m’a regardée
pendant un temps infini. Il y avait un silence pesant. Puis ce jeune homme
sérieux comme la mort m’a dit : « Señorita, c’est curieux que vous
disiez à un Espagnol qu’il n’a pas à se battre contre le fascisme. » J’ai
compris beaucoup de choses. J’ai pris de la maturité d’un seul coup.
Trois jours plus tard, nous étions dans un hôpital de
fortune près de Cherbourg. On nous a apporté des sacs, ce qui avait appartenu à
des morts. Danny se trouvait dans un tank, et le tank avait sauté. Je savais
que dans le sac qui était là se trouvaient les affaires de Danny. Il y avait
dans ce sac le petit insigne de la Croix-Rouge que je lui avais donné comme
porte-bonheur. J’ai toujours pensé que malgré son âge Danny savait bien plus de
choses que moi. Il m’a beaucoup appris. Mon petit Espagnol sérieux comme la
mort était maintenant un petit Espagnol sérieux et bien mort.
Pendant un temps j’ai travaillé avec une unité qui s’appelait
« Cinémobile ». Nous avions des camions équipés pour les projections
de films, et avec une scène. Je pouvais aller où il me plaisait. Quelquefois
nous étions sur le front. Quelquefois il m’est arrivé de chanter. Il y a des
moments terriblement importants : quand ils ont le temps de penser à leur
famille et à ce qui les attend. Quand ils ont le temps d’avoir peur. Ne croyez
pas qu’ils n’avaient pas peur. Sur leurs lieux d’embarquement, juste avant de
traverser pour la France, on leur a supprimé leurs ceintures et leurs cravates.
Ils étaient très très jeunes. On craignait que dans l’angoisse de ce qui les
attendait ils ne cherchent à se
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