La campagne de Russie de 1812
est bonne. Aujourd'hui la Grande Armée –
il a fallu en outre laisser çà et là des
garnisons afin d'assurer les communications – ne compte guère
plus de deux cent cinquante mille hommes. Comme à Vilna,
Napoléon essaye, à Vitebsk, de regrouper ses forces, de
faire rejoindre les traînards et de rassembler des
approvisionnements. Hélas ! les rouages de la trop grande
machine grincent.
Mais faut-il
demeurer à Vitebsk ou se diriger vers Smolensk ?
M. de Montesquiou
trouve l'Empereur « le chapeau sur la tête, assis
immobile dans un fauteuil. Il était pâle et pensif. Il
m'est arrivé plusieurs fois, pendant plus de six ans que
j'étais proche de lui, de remarquer une grande altération
dans ses traits lorsqu'il se livrait à la méditation,
tandis qu'il était fortement doué de la faculté
de concentration ».
Sans cesse, les
officiers d'état-major lui apportent de fâcheuses
nouvelles. Le tiers des chevaux manque et les survivants, amaigris,
fatigués, « languissants » ne peuvent
même plus prendre le galop. Devant ces précisions,
l'Empereur s'étonne :
– Il faut
dire la vérité à Votre Majesté, lui
explique le général Belliard. Les marches trop longues
écrasent la cavalerie, et l'on voit,
dans les charges, de braves gens obligés de rester derrière parce que les chevaux ne peuvent plus
fournir une course accélérée.
Napoléon
séjournera quinze jours à Vitebsk – du mardi 28
juillet au jeudi 13 août. Il s'agissait là d'une
nouvelle erreur, mais l'état de l'armée l'exigeait.
Tous les matins, à 6 heures, nous rapporte le chef d'escadron
M. de Fezensac, aide de camp de Berthier, l'Empereur « assistait
à la parade de la Garde devant son palais ; il voulait que
tout le monde s'y trouvât ; il fit même abattre quelques
maisons pour agrandir le terrain. Là, en présence de
l'état-major général, et la Garde rassemblée,
il entrait dans les plus grands détails sur tous les objets de
l'administration de l'armée ; les commissaires des guerres,
les officiers de santé étaient appelés et sommés
de déclarer dans quel état étaient les
subsistances, comment les malades étaient soignés dans
les hôpitaux, combien de pansements on avait réunis pour
les blessés ».
Les autres corps
de la Grande Armée n'étaient pas l'objet de tant de
soins...
Faut-il poursuivre
la route ?
Il appelle à
lui ses généraux et les interroge, sachant pourtant que
ceux-ci ne pensent qu'à leur repos. Certes, les chefs n'osent
pas contredire l'Empereur et sont obligés de prôner
malgré eux la poursuite de l'avance, mais Napoléon sent
bien qu'ils ne sont pas sincères :
– J'ai fait
ces généraux trop riches, constate-t-il, ils n'aspirent
plus qu'au plaisir de la chasse, à faire briller dans Paris
leur somptueux équipage. Sans doute sont-ils dégoûtés
de la guerre.
Napoléon
demande maintenant son avis à Daru, chef de l'intendance.
C'est un homme, dit Ségur, « droit jusqu'à
la raideur et ferme jusqu'à l'impassibilité »
! D'abord, que pense-t-il de cette guerre ?
– Elle n'est
point nationale, ose lui répondre le ministre. L'introduction
de quelques denrées anglaises en Russie, et même
l'érection d'un royaume de Pologne ne sont pas des raisons
suffisantes pour une guerre si lointaine.
Durant huit
heures, Daru, courageusement, fait le procès de la campagne.
– Si les
vivres manquent à Vitebsk, que sera-ce plus loin 7 ? Les officiers que Votre Majesté envoie pour en quérir
ne reparaissent plus ou reviennent les mains vides. Le peu de farine
ou de bestiaux que l'on parvient à réunir est aussitôt
dévoré par la Garde ; on entend les autres corps dire
qu'elle exige et absorbe tout : qu'elle est comme une classe
privilégiée. Ambulances, fourgons, troupeau de bœufs,
rien n'a pu suivre. Les hôpitaux ne suffisent plus aux malades
; on y manque de vivres, de place, de médicaments.
Et à
nouveau, ces deux mots lancinants reviennent comme un leitmotiv :
Que faire ?
« Tout
conseille de s'arrêter, nous explique de son côté
le comte de Ségur, mais, en plus, à partir de Vitebsk,
il ne faut plus compter sur les bonnes dispositions des habitants.
D'après des ordres secrets, ils ont été sondés,
mais inutilement. Comment les soulever pour une liberté dont
ils ne comprennent même pas le nom ? »
Et le 13 août,
la marche de l'armée n'en reprend pas moins vers Smolensk.
Assurément – Napoléon l'espère – les
Russes défendront cet
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