La canne aux rubans
indispensable, relevant des défis par pure
vanité. Maintenant je reste seul en compagnie de mes morts et de mes regrets.
Tous mes muscles me font mal. Je ne distingue plus le beau du laid. Ma tête
devient vide à force d’être trop pleine. Je me dégoûte parce que je suis devenu
un con fini, un lâche qui n’aura même pas le courage de se supprimer. J’ai
cinquante-quatre ans. La glace me renvoie l’image d’un vieillard de plus de
soixante-dix. Les amis toubibs de Paris m’ont parlé de sévère dépression, de long
repos, de vie calme sans souci. Ça leur va bien de dire cela ! Facile de
constater et d’aller ensuite se laver les mains. Les lumières qui ourlent le
lac au pied de mon hôtel teintent le plafond de la chambre en formant des lunes
baveuses et jaunes. Les journées s’effilochent à l’image des oripeaux, mais les
nuits sont les plus dures à vivre. Chaque rêve représente une épreuve, un
reproche, un constat d’échec. Mon père, assis sur une chaise très haute, porte
des jugements. Ma mère, à ses pieds, hoche la tête pour approuver. Un tribunal
permanent se dresse devant moi et je n’ai pas la permission de me défendre.
Beauceron, dans un coin de la pièce, pleure et soliloque. Papa Rabier mange son
cigarillo en faisant des gestes désordonnés. Je me réveille en sueur, mon corps
collant aux draps et le souffle court. Je prends ma montre à tâtons mais ne
peux lire l’heure. Les aiguilles se tordent l’une dans l’autre. Les objets et
les meubles de ma chambre avancent comme s’ils voulaient m’écraser, ou bien ils
fondent et disparaissent dans un coin sombre. Je reste alors les yeux grands
ouverts tentant de combattre mes peurs, et pleurant comme un gosse puni. Aux
premières heures du jour, le sommeil s’empare enfin de moi et, le plus souvent,
les images qui m’envahissent l’esprit deviennent plus douces. Les personnages
sont aux champs, en forêt ou sur une pirogue. Ma canne de compagnon se plante
dans le sol ou sur la surface de l’eau. Les rubans flottent au vent. Une main
blanche la prend gracieusement et l’emporte.
On frappe à la porte. Le garçon d’étage apporte mon petit
déjeuner et le pose sur la table ronde.
— Bonjour Monsieur. Avez-vous passé une bonne
nuit ?
Je ne réponds pas. Il s’en va. Je me lève, prends une
douche, me rase et avale ensuite mon thé froid sans sucre. Je m’habille et
descends. Après avoir erré dans les petites rues, je repasse par la
« Promenade ». Claude Ferri m’y rejoint souvent, un paquet de
journaux sous le bras.
— Salut Adolphe ! Tu as ta gueule des mauvais
jours ! Encore tes cauchemars ?
— Ils me poursuivent et je ne peux rien faire.
— Prends-tu tes pilules avant de te coucher ?
— Quand je ne les oublie pas ! Mais il n’y a
aucune différence. Cela tourne à l’obsession. Je deviens fou, Claude.
— Si tu étais fou, tu ne t’en rendrais pas compte. Donc
tu ne l’es pas. En revanche, je crois savoir moi ce qui te manque.
— Dis-le moi tout de suite.
— Du travail, Adolphe, même petit, voire stupide, mais
du travail. Dans ton esprit vide tous les phantasmes s’engouffrent pour te
gouverner. Il faut que tu les empêches de te pénétrer afin de garnir ton
cerveau d’idées saines, vivantes, constructives. Crois-moi, je pense souvent à
toi et j’en suis arrivé à cette conclusion. Tu tournes en rond sur toi-même et
tu te détruis.
— Que veux-tu que je fasse, Claude ?
— Tout d’abord, dis-toi bien que tu n’es pas malade,
seulement fatigué et que des centaines de milliers de gens n’ont même pas la
chance d’être à ta place en ce moment. Lis des journaux ou un livre, va écouter
des concerts, visite les musées de notre bonne ville, balade-toi sur le lac,
trouve-toi une petite jupe et va regarder dessous.
— Mais le travail dont tu as commencé à me parler, où
est-il dans ton programme ?
— Juste à côté.
— C’est-à-dire ?
— La mécanique de ton cerveau se remettant enfin en
route, tu éprouveras le besoin de trouver du travail et de te battre encore.
Adolphe, actuellement, tu te comportes comme un profane, pas comme un
franc-maçon. Tu le sais, on te l’a appris, nous ne devons jamais aspirer au
repos. La vie que nous avons délibérément choisie est axée sur le travail,
intellectuel ou manuel, et ce jusqu’à ce que nous passions à l’Orient éternel.
Secoue-toi mon frère, personne ne peut le faire pour toi, ou
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