La canne aux rubans
mange et bois très peu
dans les tavernes où l’on mesure le vin au décilitre !
Le président de la loge génevoise m’accueille
fraternellement. Je sympathise avec plusieurs des membres de son entourage,
notamment un dénommé Claude Ferri. Cet homme, nouveau retraité d’un laboratoire
suisse, se révèle être une personnalité marquante. Ferri sait écouter sans
interrompre et, en quelques mots très simples, proposer une synthèse des idées
échangées qui relance la conversation. Claude a une voix douce au timbre
persuasif. Il est né à La Chaux-de-Fonds dans le canton de Neuchâtel, et
descend de Jean Frédéric Leschot, un maître mécanicien de l’équipe de Pierre
Jacquet Droz, le merveilleux concepteur et réalisateur d’automates. Je me
trouve bien en la présence de Ferri. Nous échangeons nos idées sur de nombreux
sujets, puis un jour il se met à me parler de la Roumanie.
— Quel pays magnifique, contrasté, dont les frontières
ont été souvent modifiées. Un véritable puzzle de nationalités et de religions.
Je ne te parle pas de la faune et de la flore magnifiques. La région des
Carpates s’efface brusquement devant les plaines. Les fleuves et les rivières
vivent fougueusement comme tu n’as jamais vu. Le Danube borde sa frontière avec
la Yougoslavie et la Bulgarie. Il bondit, roule puis se calme pour aller
mourir, par un delta immense, dans la mer Noire. Les Français ont une place de
choix dans les cœurs. Napoléon III allait jusqu’à faire venir par diligence
l’eau de source depuis Caciulata pour ses besoins personnels. Ne fais pas la
grimace Adolphe, le vin roumain existe aussi. Nous en goûterons bientôt une
bouteille. Un petit aligoté tout en bouche de la région d’Iasi en Moldavie.
— Quelle langue y parle-t-on ?
— L’allemand, le hongrois, le turc, le bulgare, le
russe, le tzigane, le yiddish. Tous ces langages ont petit à petit fusionné
avec le roumain dont les origines sont latines. Mais, au milieu de tout cet
amalgame, deux personnes sur cinq prétendent parler le français. À Bucarest,
près de la moitié de la population répond dans notre langue en roulant les
« R ». Les intellectuels lisent Voltaire dans le texte, chantent et
écrivent comme Jean-Jacques Rousseau ou Leconte de Lisle. Deux hommes ont beaucoup
fait pour ce pays. Le général Berthelot a réorganisé, en 1917, l’armée roumaine
après son désastre contre l’Allemagne, et galvanisé les rescapés. Le second, le
docteur Clunet, s’était battu contre une épidémie de typhus un an auparavant.
Il y a trois ans, le traité de Saint-Germain, puis l’année dernière celui de
Trianon, ont rendu à ce pays la Transylvanie et le Banat. Il a maintenant la
forme d’une bonne et grosse boule pleine de vie et d’avenir. J’ai travaillé à
Bucarest dans un laboratoire de produits chimiques que mon pays implantait.
J’en garde toujours un souvenir excellent.
J’écoute Ferri avec intérêt. L’histoire d’une nation
ressemble souvent à un roman dans lequel drames et pleurs alternent avec rires
et joie de vivre. Je n’avais jamais réfléchi au destin et à la géographie de
ces pays qui bordent le Danube. Le soir, avant de dîner, je fais un crochet
pour acheter un livre sur les Balkans. Mais, très rapidement, le charme de la
conversation de Claude s’efface et je me laisse envelopper par mes idées noires.
Dans le fauteuil de ma chambre, mes yeux glissent sur les meubles, sur le damas
des rideaux, le bout de mes chaussures. Des larmes inondent mon visage. Je me
reproche mes attitudes vis-à-vis des miens. Je repense à Léontine et à papa
Rabier tout seuls dans leur maison de Grasse. Mon gros Ours et Marianne
apparaissent, me réclamant plus de présence à la fin de leur vie. Je revis la
mort de Toulouse le Riche, ma lâcheté vis-à-vis de L’Angoumois. Je me trouve
ingrat, égoïste, ambitieux. J’ai tout commencé et rien achevé. Même si je me
répète, l’intérêt pour l’argent ne m’a jamais habité, mais plus j’en ai gagné,
moins mon temps m’appartenait ; et ce temps, j’aurais dû le consacrer à
ceux qui m’aimaient. Pourquoi ne suis-je pas retourné, après mon expérience du
Zambèze, dans la région de ma famille ? J’aurais peut-être trouvé une
bonne épouse et eu des enfants. Il n’y aura sans doute jamais plus de
Bernardeau compagnon du Tour de France, trimardant sur les routes, la canne à
la main. Je me suis cru très fort,
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