La canne aux rubans
de réponses. Une demi-heure avant le rendez-vous,
je suis en bas choisissant un fauteuil d’où je puisse contrôler toutes les
entrées. Elle arrive dans un manteau en peau de renard. Ici la fourrure se
porte comme un textile commun. Je me lève et vais au-devant d’elle. Nous dînons
à l’hôtel dans un coin de la salle à manger et échangeons simplement les récits
de nos existences passées. Julie porte un joli costume roumain garni de
guipures dorées sur fond noir. Je la soupçonne de sortir de chez le coiffeur.
Clairement, sans détour, sans chichi, elle me parle de son mari mort de
tuberculose et de son enfance dans le village de Chateau-neuf-Val-de-Bargis, à
mi-distance entre la Charité-sur-Loire et Varzy où son père était garde
forestier. Moi, de mon côté, je lui raconte mon trimard à travers la France.
J’enchaîne par l’Espagne, le Zambèze, la guerre mais sans insister. Elle me
cite d’elle-même les noms de quelques-uns de ses clients : Brunesco,
Corneliu, Da Silva, Marinescu et Blanchon. Selon elle, ils doivent avoir des
points communs sur une sorte de religion, car ils lui demandent de commander à
Paris des livres français qui portent de curieux titres. Puis elle me parle de
l’association de l’Union des Français qu’elle fréquente souvent en fin de
semaine. L’heure passe. Je ne sais ce que j’ai mangé. Je la regarde, l’écoute
avec intérêt et un brin d’affection. Puis nous allons boire un dernier verre au
bar avant que je la raccompagne chez elle. Julie habite au-dessus de sa
boutique. Je sens que nous nous quittons à regret. Aussi je lui promets de
revenir la voir dès mon retour du Banat. Une pincée de bonheur se loge dans ma
tête et je me surprends à penser : pourvu qu’elle demeure en moi.
Ma visite à l’usine à gaz ne manque pas d’intérêt. Je me
fais connaître de Da Costa qui, ravi, me montre son parc de matériaux. Je
décide, en accord avec lui, que ses employés feront un premier tri entre le
plomb, la ferraille, l’acier, le cuivre, etc. Nous nous promettons de nous
revoir bientôt avant que je me rende à la gare pour gagner Resita. Quel
voyage ! Je dois passer par Tumu, Orsova, Caransebes avant d’arriver au
but. Au total, à vue de nez, sur une carte, cela fait entre cinq cents et six
cents kilomètres. Il me faudra un jour et demi en changeant de ligne deux fois.
Ce voyage splendide, malgré la neige, me permet d’admirer la montagne, la
plaine et les gorges que nous côtoyons. Des voyageurs, engoncés dans leurs
manteaux de fourrures, montent et descendent à chaque arrêt. Quelques-uns
veulent engager la conversation, mais je leur fais signe que je ne les
comprends pas. Leurs visages sont marqués par le froid. Les hommes sucent et
croquent des graines de tournesol avec une application mécanique. De temps en
temps, un employé passe chargé d’un panier. Il vend des petits pains, du poisson
fumé, des gâteaux. Un autre le suit portant une sorte de samovar contenant du
thé chaud et des verres de Tuica. Le souvenir du « truc » de la
Marianne à Saumur me revient à l’esprit et cela me rend tout songeur. Les
gosses paraissent assez libres. L’un d’entre eux s’est mis dans la tête de
monter sur mes genoux, aux grands cris de sa mère. À mon arrivée, je prends une
chambre et un bon repas dans une auberge très propre, mais il m’est extrêmement
difficile de me faire comprendre. Néanmoins, avec des gestes, mon lexique et
surtout de la bonne volonté de part et d’autre, j’obtiens à peu près tout ce
que je désire.
Les maisons dans cette région possèdent un porche trapu
ouvrant sur de robustes fermes en pierres qui me rappellent celles de Lorraine.
En fin d’après-midi, je rencontre M. Tuttarescu qui, apprenant ma nationalité
et mes relations avec Yvan Corneliu, se déride un peu. Je lui donne les prix
des matériaux avec dix pour cent de majoration sur mon prix initial, rendus à
la fonderie. Il lève les bras au ciel. Je lui précise alors que la marchandise
sera triée. Il baisse les bras, mais continue à gémir. En définitive je lui
fais un rabais de cinq pour cent et il accepte. Puis mon grand barbu m’emmène
visiter au pas de gymnastique les principales installations, dont la fonderie
qui crache le feu et ses coulées de métal. Nous allons ensuite boire quelques
Tuicas accompagnées de sandwichs et il m’apprend que Resita avait construit sa
première locomotive en 1872. Nous nous quittons bons
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