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La canne aux rubans

La canne aux rubans

Titel: La canne aux rubans Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Grangeot
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l’heure et je lui en réclamerai douze après. Quand j’ai
été le trouver pour obtenir cette juste majoration, je ne l’ai pas demandée
pour les Soubises ou les Indiens, mais pour tous les travailleurs. Vingt-quatre
sous de plus par jour ça fait trois kilos de pain. Alors quittez cet esprit
sectaire et stupide. Plus vous vous bagarrerez, plus les patrons seront contents.
Faites la paix et buvez un coup. Les Soubises disent U.V.G.T.
(unissez-vous – grandissez toujours). Nous les Loups disons :
I.M.D.G. (Indiens maîtres du génie). Luttons pour la même cause et restons
unis. Vous êtes tous des gars honnêtes mais avez de la merde dans les yeux et
vous ne réfléchissez pas plus qu’un troupeau d’ânes bâtés.
    — Le sacré bonhomme, un malin ! Que voulais-tu que
je réponde et les autres également. C’était vrai !
    Beauceron vide son verre et le remplit en grattant son pois
chiche sur sa joue. Moi je ne dis rien mais je pense que L’Angoumois n’a pas
tort et j’avance :
    — C’est bien tout ça, n’empêche que lorsqu’on arrive
dans un lieu où il y a du monde, on dit bonjour, ou bonsoir. C’est poli.
    — Bien dit ! mon petit Blois.
    Et Beauceron me frappe dans le dos d’une main énergique.
Mentalement, je faisais mes calculs. M. Rabier me payait pour mon travail au
chantier, au bureau ; et à demi pendant mon école. Je n’en avais soufflé
mot à personne. Allait-il aussi m’augmenter comme les autres ? Le
lendemain j’ai la réponse. Elle est bonne. Je suis fou de joie. À l’aide d’un
papier et d’un crayon, je calcule et marque mes dépenses, mes dettes et les
soustrais de mon salaire de la quinzaine. Il m’en reste assez pour acheter deux
livres très importants pour moi, plus deux chemises neuves. Je garde quelques
centimes qui font un gentil bruit dans la poche de mon pantalon. La vie est
belle. Je suis heureux.
    La nuit, il me revient en mémoire l’expression de
Beauceron : le claque. Bien souvent sur le chantier, les hommes parlent
des femmes. Ils emploient des mots durs, des expressions grasses qui me
choquent et m’amusent à la fois. L’image de ma mère qui est avant tout une
femme me vient à l’esprit. J’en conclus que ces femmes du claque représentent
une autre espèce. Peut-être des jouets pour le plaisir des hommes, plaisir que
je ne connais pas encore.
    Les jours passent ; les semaines défilent ; mon
emploi du temps ne change pas. Mais l’école ferme pendant les vacances. Je
travaille donc davantage sur le chantier. Mes quinzaines s’arrondissent. Je
m’oblige à préparer dans mes livres les cours que l’on me donnera à la rentrée.
Ainsi je prends de l’avance sur moi et sur les autres.
    Un dimanche d’automne, Beauceron m’entraîne presque de force
en compagnie de L’Angoumois, les Portos, et deux autres Indiens de Nantes.
    — Il est temps, m’explique mon Ours, que tu sois
déniaisé. Nous t’emmenons dans une boîte à ramollir.
    Sur le moment ces propos me surprennent, je ne les saisis
pas. Les autres rigolent en voyant l’étonnement que j’affiche. Je découvre
Saumur la nuit, éclairée par quelques réverbères qui proposent discrètement une
lumière jaunâtre. Les volets des bourgeois bien clos, les portes des
estaminets, cabarets et autres lieux où se boit la verte ou le vin grincent et
claquent. Les officiers du « Cadre Noir », par groupes de deux, ou
quatre, rejoignent leurs camarades dans des clubs privés où ils jouent et font
la fête. D’autres vont passer un moment auprès de jolies femmes qu’ils
entretiennent galamment. Les moins argentés montent en compagnie des filles qui
les interpellent dans les rues basses autour du château. Je découvre un monde
différent des autres qui m’intrigue, me fait rire, et me trouble.
    Beauceron se penche vers moi et me dit :
    — Tu vois petit Blois, si tu veux garder ta santé, ne
fais jamais ton choix parmi ces petites poules. Ne mets pas ton ciseau sur les
clous, ça fait des brèches. Va plutôt au bordel ; tu risqueras beaucoup
moins. Regarde, là-bas, la grosse lanterne rouge. Tu rentres, tu choisis et ça
te ramollit la besaiguë [7] à la sortie.
    On ne peut marcher de front à plusieurs dans ces rues
étroites. Un incident se produit alors que je me trouve en queue de notre
groupe. Quatre officiers de cavalerie, surnommés par l’Ours « vers
luisants » parce que leurs boutons bien astiqués brillent comme des
batteries de cuisine,

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