La canne aux rubans
à
l’objet de mon enquête.
M. Rabier lève à demi le bras pour l’interrompre :
— Permettez, mon général que j’interroge moi-même mes
hommes.
L’officier supérieur approuve de la tête.
— Où étiez-vous, hier soir vers vingt et une heures
trente ?
Beauceron répond d’une voix ferme :
— Nous marchions tranquillement dans la rue de la
Fenêtre.
— Bien. Avez-vous balancé, oui ou non, deux officiers
du Cadre Noir dans le pétrin d’un boulanger ?
— Oui, c’est exact, M. Rabier. Les deux autres ne sont
pas passés par le trou du soupirail ; mais il s’en est fallu de peu. Nous
voulions aller peut-être trop vite. Voilà la vérité. On ne sait pas mentir…
Mais il faut que le général sache pourquoi c’est arrivé.
Alors Beauceron narre l’altercation mentionnant le défi des
officiers et sa réponse brutale.
Le général prend la parole :
— Bien mes garçons, j’aime la vérité. Il faut donc
punir les deux parties. J’ai déjà mis mes hommes aux arrêts. Vous…
— Permettez, intervient Rabier, il faut aller vite. Le
chantier commande avant tout. Que demandez-vous, mon général, contre mes
hommes ? Je jugerai ensuite.
Le général hésite, regarde une fois encore ces trois
guérites :
— Dites à vos hommes, Monsieur le Directeur, de
reprendre le travail, nous en débattrons tous les deux.
Moi, l’oublié, le fantôme me dissimule derrière des
montagnes de papiers, dossiers, plans posés sur une table. J’essaie de passer
inaperçu. Le général enchaîne, après le départ de mes amis :
— Comme j’aimerais les avoir dans mon régiment !
Ce sont des forces de la nature ! Représentez-vous ces trois gars-là en
uniforme… quelle réclame pour mon école ! Je ne sais que vous demander.
Ils ont répondu à cette boutade grossière un peu trop énergiquement…
Convenons-en. Mais il me vient une idée : Figurez-vous que je vais bientôt
prendre ma retraite et je voudrais aménager un club dans mon grenier. Il faut,
d’après les architectes consultés, soutenir trois entretoises du toit à l’aide
de colonnes en fonte. Bien sûr, on pourrait, grâce à des palans monter ces
engins par les fenêtres ; mais je ne tiens pas, pour le moment, à mettre
ces travaux en relief vis-à-vis des voisins.
— Combien pèsent ces colonnes, mon général ?
— Environ de 250 à 300 kilos.
— Vos escaliers sont-ils assez larges ?
— Le premier oui, le second en colimaçon ; il sera
refait après.
— Bien. Je ne vois pas quelles difficultés
insurmontables peuvent rencontrer mes compagnons. Voulez-vous qu’ils vous
transportent ces poutres ? Ce sera leur punition ?
— Qu’à cela ne tienne. J’accepte votre proposition.
— Mais à une condition, mon général.
— Laquelle ?
— Que vos officiers malmenés assistent à la montée de
ces engins.
— Tout à fait d’accord, Monsieur le Directeur. Quand
cela peut-il avoir lieu ?
— Ce soir même. Tout sera dit. J’accompagnerai mes
coteries.
Le soir à dix-huit heures trente, Beauceron, les Portos, le
patron et moi sommes sur place. En face de nous se tiennent le général et les
quatre officiers. Beauceron repère les escaliers, examine leur largeur, leur
hauteur, leur profondeur ; puis d’un coup d’œil, jauge l’encombrement des
piliers et déclare :
— Ça va se faire. Vous les Portos, soulevez les
tuyaux ; je les prends à bras le corps. Puis j’en veux un des deux à la
base et l’autre derrière moi muni d’une corde pour diriger la tête. Au travail
les gars !
Beauceron calmement monte le premier escalier, se repose un
moment et attaque le second à la perpendiculaire, à l’intérieur du colimaçon.
Il ne lui faut qu’un quart d’heure pour les déposer tous les trois sur le
plancher. Sans souffler, sans bruit, sans s’énerver, il redescend, s’essuie les
mains contre son pantalon et dit :
— Nous avons soif.
Un silence accueille cette demande. Le général paraît
médusé, les officiers très gênés. Rabier sourit. Beauceron attend.
— Vous possédez une force herculéenne, Monsieur
Beauceron. Vous êtes quitte, ainsi que Messieurs Portos de votre punition.
Descendons dans ma cave et trinquons à la paix.
Beauceron se fait encore remarquer par sa capacité à boire.
Joyeusement on se sépare comme les meilleurs amis du monde. J’ai le temps
d’apercevoir le général glisser un billet dans la poche de l’Ours ;
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