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La canne aux rubans

La canne aux rubans

Titel: La canne aux rubans Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Grangeot
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doivent craindre de se transformer en
vieux sangliers durs et égoïstes. L’homme n’est pas fait pour demeurer seul.
Léontine, Saumuroise d’origine, habitait Paris. Elle te connaît parce que je lui
ai parlé de ta vie, des liens que nous avons… bref ! nous partageons à
trois le secret.
    Durant le dîner délicieux, Léontine parle peu, mais juste.
J’aime sa voix et la douceur de son regard. Je conte à papa Rabier mon petit
périple. Il me parle du chantier.
    — Délicat, mon petit, très délicat. La Dordogne est une
garce nerveuse. On doit construire ce pont avec beaucoup d’attention. En hiver,
elle devient un peu folle. Nos piles devront résister à ses caprices. Tu
travailleras avec moi au bureau pendant deux ou trois mois ; puis tu
retourneras à Bordeaux pour suivre tes cours de philomatique rue Saint-Sernin,
dans la section des chefs pour l’industrie. Rue du Serpolet, la cousine de
Léontine mettra une belle chambre tranquille à ta disposition. Ne t’inquiète
pas pour le loyer, c’est arrangé. Méfie-toi ici de nos gars. Toute la semaine
ils vivent dans des baraquements comme des loups. En fin de semaine ils partent
pour Bordeaux voir la Blanchisseuse.
    — La Blanchisseuse ? Personne ne lave le linge par
ici ?
    — La Blanchisseuse n’est pas ce que tu penses, mais un
groupe de femmes qui lavent les idées de nos mâles affamés. Tu me
comprends ? Bordeaux, à cause de ses ports, du trafic énorme, possède
environ trente mille de ces laveuses corporelles.
    Les yeux de papa Rabier s’éclairent. Léontine rit de bon
cœur ; moi je fais de même. Il enchaîne.
    — Sur le chantier, Soubises et Indiens se trouvant en
partie égale, je ne veux pas de bagarre. Parles-en à Beauceron et L’Angoumois
pour qu’ils fassent la police. Tu verras Berthomieu sur place, ainsi que Carde.
Nous ne savons plus où donner de la tête, tant il y a de travail. Voilà ce que
je voulais te dire de plus important.
    — J’ai bien compris. Vous savez que vous pouvez compter
sur moi. Merci pour tout ce que vous faites, Monsieur Rabier.
    La soirée s’avançant, je prends congé. Cette nuit-là je
reste un moment éveillé, ressassant tout ce que j’avais découvert et
appris ; puis, au milieu des mille bruits d’une chambrée, le sommeil
m’envahit.
    Ma vie au chantier est agitée et féconde. Au bureau, les
trois ingénieurs et moi, dessinons et calculons. Papa Rabier circule partout,
prend à peine le temps de rallumer son petit cigare. Marianne, entre-temps, est
arrivée de Saumur. Nous avons beaucoup de joie à nous retrouver. Debout à cinq
heures elle pousse sa charrette de café chaud, vin et ratafia sur toute la
longueur du chantier. À midi, elle et son Ourson, comptent ensemble ce qu’elle
a gagné. Papa Rabier, satisfait de cette idée, lui propose de venir
l’après-midi faire le ménage chez lui. Cette preuve de confiance ravit les deux
amoureux. Beauceron devient un homme rangé. Il boit beaucoup moins. Ce petit
bout de femme a pris barre sur lui et je m’en réjouis. Ils habitent deux pièces
à la sortie sud de Saint-André-de-Cubzac. De temps à autre je vais dîner chez
eux.
    Sur le chantier tout marche à souhait : Beauceron comme
chef d’équipe, L’Angoumois à l’établissage, Toulouse le Riche et Berthomieu,
avec moi les après-midi, et les autres à divers postes de confiance. Le tirant
d’eau est très fort. Papa Rabier a bien fait de prendre toutes ses précautions.
Le mascaret pourrait nous jouer des tours.
    Je fais la connaissance de Monsieur Balme, un des principaux
singes de Fives-Lille : un grand rouquin, à la voix douce, mais très
portante. Lui aussi a connu mon père. Il vient vers moi lorsqu’il passe et me
tapote la joue en demandant de mes nouvelles. Une seule fois il m’a dit :
    — Quand retourneras-tu à Saint-Aignan, petit ?
    — Pour le tirage au sort, Monsieur. Pas avant.
    — Je t’apprends que le fils Talent, le vigneron, va
entrer à Polytechnique ; l’aîné des Chotin exploitera les pierres à
Pont-Levoy.
    Ces nouvelles m’agacent un peu ; car je me doute que
ces jeunes ont obtenu des bourses grâce aux curés et au château. Moi, au moins,
je ne dois remercier personne… surtout pas les curetons.
    Je quitte Cubzac pour retourner à Bordeaux afin d’entrer à
l’école philomatique. Cette dernière n’existe que dans cette ville. Elle a pour
but principal de former des personnes qui participeront à la défense

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