La canne aux rubans
novembre je réintègre la rue Serpolet et retrouve
Cécile qui m’accueille avec empressement. Se ferait-elle des idées ?
La philomatique reprend son enseignement. Sur recommandation
de papa Rabier, j’entre également chez Monsieur Carde à mi-temps. J’y retrouve
Eugène Berthomieu.
Le soir Cécile m’attend pour le dîner. Elle me couve
littéralement et va jusqu’à proposer de me laver le dos dans le tub où je
prends ma douche quotidienne. Cette idée me surprend ; je refuse
gentiment. Un soir, je ne l’entends pas venir dans la salle de bain. Elle est là.
Je sens sa présence, ses mains, son souffle. Je ne sais que faire ; je
pense à Léontine, à papa Rabier et vois les yeux bleus suppliants de Cécile qui
me contemplent. Je m’abandonne un moment. Je la rends heureuse. Elle hurle de
plaisir tandis que je me comporte comme une jeune bête en rut. Ce soir-là nous
dînons très tard. Durant la nuit, tandis que mon acte me rend malheureux,
j’éprouve en même temps de la honte et de la délectation à la retrouver dans
mon lit. Au matin elle a regagné sa chambre. Je boucle mes bagages et cours les
déposer rue d’Arrès chez la Mère où je prends pension. Jamais je ne reverrai
Cécile. Papa Rabier vient me trouver chez Carde. Il s’entretient un long moment
avec mon singe ; puis m’offre à dîner. Au cours du repas, il s’inquiète de
mon avenir. Je lui réponds avec franchise :
— Il faut que je termine mes cours… Puis, mon vœu, si
cela ne vous ennuie pas, serait de continuer mon Tour de France jusqu’à Paris.
Rabier réplique d’une voix douce :
— Mon petit, je te comprends. Il est nécessaire pour
toi de te perfectionner au long de ta route. Bordeaux aura été une étape dans
ta vie d’homme et de compagnon. Tu n’es pas encore fait pour le confort et la
sécurité.
— Oui Monsieur, la vie très agréable que j’ai vécue me
pèse en définitive ; je veux réagir et ne pas m’encroûter.
Pas un seul mot sur Cécile ne s’échange ; mais elle
plane au-dessus de nous et la sentons présente.
— Je te retrouverai à Paris, mon petit Blois. Écris-moi
de temps à autre. J’ai besoin de connaître ton acquis, tes joies, tes embûches.
Je garde ma confiance en toi, tu es le digne fils de ton père.
Berthomieu songe aussi à partir. Nous ferons donc route
ensemble à la fin du printemps en direction de Toulouse. Nous trimarderons de
concert. J’écris à Beauceron mes intentions ; ainsi qu’à ma mère dont je
reçois une lettre tous les mois. J’y réponds par retour du courrier. Je réussis
tous les trimestres à lui envoyer un mandat qui doit trouver tout de suite un
bon emploi. Monsieur Carde s’évertue à me conserver. Mes quinzaines sont
fructueuses, toujours arrondies par un supplément.
Les mois passent ; le jour de la liberté approche à
grands pas. J’ai presque dix-neuf ans.
Berthomieu et moi arrivons à la Réole. Cette si jolie cité bâtie
en amphithéâtre sur le flanc de la colline contemple la Garonne qui coule à ses
pieds, et son vieux château dit « des quatre sœurs » construit par
les Wisigoths. Un compagnon, l’Agenais le Joyeux, nous tend ses bras
fraternels.
À Toulouse, j’ai la chance de rencontrer Alphonse Gigot, le
copain qui m’accompagnait dans l’église de Saint-Aignan où nous tracions des
croquis « obscènes », selon l’affreux rastichon. Gigot, initié
Soubise depuis peu, fait éclater son fanatisme qui prime notre fraternité. Nous
vidons quelques bouteilles, puis nous nous séparons. Pendant ce temps-là,
Berthomieu fouille le marché du travail. En tant qu’indien il rencontre peu des
nôtres. À la sortie de la ville nous tombons sur Bourguignon. Heureux de se
revoir nous reparlons de Bruges et Azay-le-Rideau… Que de souvenirs ! Nous
laissons Toulouse, ce bijou irisé, rose à l’aube, rouge à midi et mauve au
crépuscule. Bourguignon nous conduit à Villefranche-de-Lauragais où un
charpentier des nôtres avait subi un accident. Sa famille nous reçoit avec
émotion. Depuis son lit, il nous donne des instructions. En trois semaines nous
remettons son chantier à jour, le temps à notre compagnon de recouvrer la
santé. Nous prenons alors la route de Narbonne. À Capendu, Bourguignon nous
demande de visiter un Indien, Minervois le Doux, dont il a entendu parler à
Toulouse. Minervois possède une scierie hydraulique très importante et fabrique
les escaliers pour la caserne de Narbonne.
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