La canne aux rubans
par mon père. C’est
une combinaison de pierre et de bois. Je découvre totalement la stéréotomie
parfaite. J’imagine les compagnons penchés sur leurs dessins, coupant de
minuscules morceaux de pierre et de bois sur les tracés pour les ajuster
ensuite. J’admire une série de combles de châteaux ou de cathédrales, des ponts
biais, des voûtes et autres splendeurs.
— Des années de travail, mon petit Blois, des nuits
sans sommeil ; car dans la journée ils travaillent tous. Ici nous pouvons
retrouver la presque totalité de l’œuvre d’un charpentier et ce à la même
échelle. Ça te plaît ?
Mes yeux fouillent quelques détails ; mais je ne peux
tout voir. Je me promets de revenir plusieurs fois. J’admire la patience de ces
hommes, leur volonté, leur exactitude, la beauté du résultat. Voilà donc le
chef-d’œuvre de mon père ! Je comprends pourquoi son nom est connu dans
tous les lieux que je traverse. Je le revois à Saint-Aignan, presque interdit
de travail, le dos rond, les poings dans les poches, la colère prête à
déborder. L’orgueil et la pitié m’habitent alors et renforcent ma volonté de
réussir. Ce jour-là je fais connaissance d’Eugène Berthomieu le fils du Grand,
ainsi que de Toulouse le Riche fils d’un gros entrepreneur. Beauceron fait les
présentations et, comme je m’y attends, nous invite à vider quelques
bouteilles.
Toulouse, passionné de dessins, me confie qu’il serait content
que nous échangions nos concepts. De bonne taille, assez élégant et d’une
parfaite propreté, au regard de jais, il arbore des moustaches finement
taillées semblant diminuer son long nez. Toulouse a perdu sa mère il y a deux
ans. Elle lui a laissé beaucoup de biens qu’il partage avec son frère ingénieur
à Paris chez Eiffel. Le fils Berthomieu, aimable et doux, semble vouloir faire
oublier à tout le monde sa filiation célèbre dans notre milieu.
Dans la ville de Bordeaux, la répartition des compagnons des
trois familles est bien établie. Actuellement cette ville compte environ quatre
cents compagnons de plus, c’est-à-dire pour moitié des compagnons initiés,
moitié des Renards. Les quartiers de leurs habitations sont différents :
les Soubises vivent rue Billaudel ; les Indiens rue d’Arrès ; les
Renards route d’Espagne et rue Garot. Les agrichons nombreux forment la base
des locaux. J’apprends par le fils Berthomieu que son père a gagné Paris.
L’idée de Beauceron alors me vient : aller voir papa Rabier. J’en parle à
mes amis. Nous décidons de partir à Cubzac.
Une belle Conduite se forme le lendemain en début
d’après-midi. En tête le Premier de la Ville avec la Mère dans une voiture à
cheval. Derrière : le Rouleur ou maître des cérémonies ; puis
Beauceron et moi. Après nous, à une certaine distance, Toulouse le Riche et
Berthomieu. Enfin, sur deux colonnes, les compagnons et les apprentis. Le
cortège se met en marche en entonnant la chanson suivante :
Adieu Bordeaux ville jolie.
Je pars, je me mets sur les champs.
Adieu Tourny, la Comédie.
Témoins de mes premiers
instants.
Je pars pour Agen et Toulouse.
Je laisse Moissac en passant.
J’ai vu le moulin du père
Mulouse.
En arrivant à Montauban.
Les jeunes portent nos bagages. Nous traversons le pont de
la Bastide. Notre cortège se disloque à la sortie de la ville. Le soir nous
arrivons à Cubzac. Il nous reste trois kilomètres pour gagner Saint-André. Je
regarde d’abord cette Dordogne inconnue qui me paraît rapide, presque jeune,
par rapport à la Loire. Laissant mes amis sur le chantier très animé, je vais
saluer papa Rabier qui m’accueille avec joie.
— Tiens te voilà, mon petit Blois. Tu as encore grandi.
Où vas-tu t’arrêter ? Excuse-moi ; je termine de lire ces notes.
Assieds-toi. Je t’emmène dîner à la maison ; nous bavarderons
tranquillement.
Sur le moment, je ne réalise pas le mot
« maison ». Mais, une heure après, nous nous arrêtons devant une
grosse villa dans un jardin entouré d’une haute grille.
— Je vais te présenter à mon épouse. Entrons il fait
plus frais à l’intérieur.
Je reste coi devant une femme grande, brune, aimable,
d’environ trente-cinq ans, réservée mais non timide.
— Voici Léontine Rabier et Blois le Jeune.
En ouvrant une bouteille de Pomerol, il m’explique :
— Que veux-tu les hommes comme moi, après avoir été des
trimardeurs, des cheminots, des singes,
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