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La canne aux rubans

La canne aux rubans

Titel: La canne aux rubans Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Grangeot
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es droit,
travailleur et orgueilleux. Réfléchis à ce que je te dis ce soir et donne-moi
ta réponse.
    Je remonte mon étage et réfléchis à notre conversation. Oui,
je suis curieux de voir Paris, de me frotter à ces gens qui apprécient,
tranchent, donnent des ordres ; mais une crainte réelle m’envahit. J’ai
peur de la solitude ; je redoute ce monde énorme et sûrement fou. Pourtant
il faut sauter le pas, respirer un grand coup et gagner. Ma décision est donc
prise, je monterai à Paris et Normand le Chanteur m’accompagnera. Le lendemain
papa Rabier, mis au courant de ma décision, l’approuve de la tête.
    Nous montons à Paris ! quelle drôle d’expression.
L’homme semble toujours appréhender le Nord comme un point culminant et le Sud
comme une descente aux enfers. En réalité, nous entreprenons le chemin des
écoliers qui nous conduira à la capitale. Notre périple nous écarte de la voie
classique du Tour de France. À Moulins nous ne rencontrons que des agrichons,
tous, plus ou moins petits singes ; mais leur accueil n’en est pas moins
chaud et fraternel. Nous y travaillons deux semaines dans un chantier
important. Puis nous nous dirigeons vers Vichy dont j’avais souvent entendu
parler. Dans les jardins près de la source, le « beau monde
bourgeois » se prélasse dans des fauteuils et rend souvent visite aux
vespasiennes. Je vois ces édicules pour la première fois. Bien entendu, Normand
et moi faisons la queue pour les essayer : nous sommes déçus. Décidément
rien ne vaut un gros arbre ou un mur moussu. La liberté se place aussi dans le
décor qui entoure une joyeuse envie de pisser. Les gens qui passent nous
semblent tristes et résignés. Leur marche est lente, leur teint jaune, leurs
paupières sont fatiguées. Au cours de la visite de cette ville, qui nous paraît
trop sage, nous rencontrons un compagnon qui nous hèle depuis le pas de sa
porte. Lui au moins ne boit jamais d’eau ; après quelques libations il
nous emmène chez un singe Indien, Nivernais la Fouine. Ce dernier immédiatement
nous conduit au café-concert chez Furzy. Plusieurs amis viennent nous rejoindre
et nous offrent à boire ce petit Saint-Pourçain qui n’a pas son égal. Son goût
vif, léger, ressemble à une bouche de fille qui aurait mangé des mûres. Un
orchestre joue des airs à la mode que nous reprenons en chœur. Notre futur
singe Nivernais la Fouine, me tape sur l’épaule et me dit :
    — Tu vois, mon coterie, c’est comme ça deux à trois
soirs par semaine.
    — Diable ! mais l’argent coule à flots ici.
    — Non, faut pas exagérer. Seulement nous pratiquons des
prix un peu plus élevés que ceux de Paris et aucun d’entre nous ne cherche à
solder. En dix ans, tous ceux que tu vois ici se constituent un petit magot et
quelques terres. La station attire de plus en plus de gens qui se croient
malades. Alors il faut du beau, du doux… du confort quoi ! et ça se paye.
Je vous propose, à toi et à ton ami, la restauration d’une maison ancienne. Ça
te dit ?
    Je suis ravi et bondis sur la proposition ; mais je le
préviens que je ne pourrai rester longtemps, mon intention étant de me rendre à
Paris.
    — Comme tu le voudras. Si tu travailles aussi bien et
aussi vite que ton père, tu me gâches le travail en moins de deux et continues
ton trimard avec les poches plus lourdes.
    Il me donne enfin l’ordre de grandeur de ce que je vais
gagner ainsi que Normand et je ne puis que le remercier sincèrement.
    — Allez, amusons-nous avant d’avoir les bouts de nos
rubans sur le corps. Nous travaillerons demain. Il y a un temps pour tout.
    Il éclate de rire et chante :
     
    Un quart d’heure de bon temps
    Fait oublier bien des misères.
    Si nous avons de joyeux moments
    Profitons-en, nous sommes sur terre.
     
    Je n’ai jamais connu une soirée pareille. Un bain de
superflu, le premier de ma vie, me fait croire en l’avenir et dans ma réussite
prochaine. Je rêve. L’alcool et l’odeur de la chair d’Honorine la brunette qui
vient s’asseoir à mes côtés m’enivrent. Tant pis pour cette nuit, je me
rattrape, je compense, je mords à pleine gueule. Le lendemain matin je me
réveille dans une petite chambre coquette, tendue de soie rose, enveloppé dans
des draps de même couleur. Honorine soupire, bâille, s’étire nue comme un chat
au soleil. Un coup d’œil au réveil me rassure quant à l’heure.
    Durant quinze jours nous vivons une existence

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