La canne aux rubans
au second notre appartement et au troisième je te garde une
grande chambre avec cabinet de toilette.
La nouvelle me trouble. Bien que j’en voie le côté
économique, je regrette de ne pas me retrouver le soir avec mes amis. Je penche
finalement pour le côté pratique.
— Je vous remercie, Monsieur Rabier, dis-je gentiment.
— Ah ! pendant que j’y pense. Beauceron arrive
mardi à la gare.
— À la gare ?
— Oui ! comme un bourgeois qui ne marche plus à
pied, s’esclaffe-t-il.
— J’irai le chercher ?
— Bien sûr, il me l’a demandé comme un cadeau. Tu
verras… il est méconnaissable. Je ne t’en dis pas plus.
En effet, le mardi suivant, en compagnie de Berthomieu,
Bourguignon, Normand le Chanteur et un ou deux autres, j’aperçois, parmi les
voyageurs, la tête d’un Ours vêtu de neuf, portant un chapeau aux larges bords,
des bottes impeccables. À ses côtés son petit bouchon de carafe replet, à la
mine superbe, habillé à la dernière mode. La Marianne sourit. Les voyageurs se
poussent car nous tenons beaucoup de place à la sortie. Il me saisit dans ses
bras, m’élève au-dessus du sol, m’embrasse des dizaines de fois en hurlant
presque :
— C’est mon petit ! C’est mon gars !
Ah ! tu es bien beau mon petit Blois, mon petit drôle. Comme c’est gentil
de venir tous nous chercher.
Reposé à terre j’embrasse Marianne épanouie. Les
retrouvailles donnent faim et soif. Nous pénétrons dans un
« bouchon », dont j’apprécie la cuisine et la cave.
Les jours passent. Je ne m’en aperçois pas tant le travail
est varié et dur. Papa Rabier, grâce à ses relations, me fait entrer dans une
école de perfectionnement de métallurgie et d’électricité. Je m’occupe
également des réclamations des ouvriers du chantier. Beauceron exécute un
travail fantastique. Le brouillard, né de la proximité de la Saône, enveloppe
souvent la ville. L’Angoumois, en dehors du chantier, réunit les ouvriers pour
former leur esprit à tous les méandres du syndicalisme ; mais il veille à
désamorcer les différends entre Soubises et Indiens. Il pratique avec succès
son commerce d’épingles de cravate et vit avec une corsetière, une grosse fille
ronde de partout.
Je passe mon deuxième degré « compagnonnique » à
la Saint-Joseph et prépare mon troisième pour la Saint-Pierre. J’atteindrai
donc le but que je m’étais promis depuis bien longtemps. Les privations que je
me suis imposé, les courtes nuits de sommeil, les sorties refusées pour
travailler sur mes plans et mes formules, ont vaincu mes désirs, mes envies de
vivre comme les garçons de mon âge. Mon existence a débuté par un coup de tête
que je ne regretterai jamais car, grâce à lui, j’ai vu s’ouvrir les frontières
de l’impossible.
Un certain Monsieur Mangini entre un jour dans notre bureau
d’études. Nous nous saluons. Il examine mon travail sur la planche. Papa Rabier
reste à ses côtés sans rien dire. Après un long moment de silence, le visiteur
se tourne vers moi et me dit :
— Je crois que ça pourrait aller. Si vous disposiez
d’un peu de temps, je serais heureux de vous emmener à Sain-Bel où je me fais
bâtir une grosse maison. Le travail consisterait en la construction de voûtes
en béton dans une partie du sous-sol.
— Certainement, Monsieur, mais vous devrez vous
entendre avec Monsieur Rabier afin qu’il me libère quelques jours.
Papa Rabier sourit et, frappant sur l’épaule de Mangini,
tranche d’une voix forte :
— Soit. Je ne te le donne pas, mais le prête seulement.
Il sera chez toi en début de semaine prochaine : mais pas plus de quinze
jours parce que Moran et Lafayette sont exigeants.
Après le départ des deux hommes, penché sur mes plans, un
sentiment de fierté m’envahit.
Le lundi suivant j’entreprends à pied le parcours des
vingt-cinq kilomètres qui séparent Lyon de Sain-Bel. Je découvre les monts du
Lyonnais. Après la traversée de Charbonnière-les-Bains, du hameau du Poirier,
des Roches, j’arrive à destination. Le village de Saint-Bel domine la Brevenne,
charmante petite rivière à truites surplombée par les ruines d’un château
féodal. Enfin le chantier de Monsieur Mangini apparaît. J’y travaille avec
plaisir car les travaux sont différents de ceux de Lyon. Je ressens
l’impression d’œuvrer pour une miniature. Quelquefois je m’offre une promenade
dans la campagne où je découvre le mont
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