La canne aux rubans
maisons enchevêtrées les unes aux autres. Puis brusquement
le paysage s’effondre. Des palissades aux planches souvent arrachées entourent
d’immenses trous. Là les maçons construisent des grosses maisons en pierre de
quatre étages, ornées de balcons courts. En haut les mansardes, sous le toit, servent
à loger les « bonniches », m’explique Normand en clignant de l’œil.
On nous apprend dans un café que le Pont-Neuf s’est affaissé. Je tends
l’oreille ; mais un inconnu se joint au groupe et la conversation change.
Nous voici enfin arrivés rue Mabillon. À première vue, je suis ébaubi de la
grandeur de la Cayenne. Nous nous faisons reconnaître de la Mère et du Premier
de la Ville. À midi, une invasion de compagnons et renards déferlent dans les
grandes salles. Des visages connus me sourient, des mains se tendent ; les
accolades se multiplient. Quelle joie de me retrouver parmi les miens ! Du
courrier m’attend : une lettre de ma mère un peu affolée de me savoir dans
cette ville dangereuse ; une de Berthomieu, une de Beauceron, et une très
longue de papa Rabier contenant un chèque de deux mille francs pour mes
premiers frais. L’enveloppe contient aussi une lettre de recommandation pour
Monsieur Maur à remettre à son bureau de Paris. Je demande des nouvelles de
Toulouse le Riche. Il travaille en banlieue et ne vient que le samedi. En
l’espace d’une heure je récolte des nouvelles de beaucoup d’amis que j’avais
connus. Le soir nous reprenons toutes nos histoires, en mangeant bien et buvant
sec. Un camarade me fait partager son lit dans une dépendance de la Cayenne.
Demain je m’orienterai mieux dans ce Paris labyrinthique. Au réveil, après la
toilette, en prenant mon casse-croûte chez la Mère, je fais la connaissance
d’un camarade relevant de maladie qui se propose de m’accompagner et de me
diriger. J’accepte avec plaisir.
Normand garde sa liberté pour rechercher du travail. Nous
quittons la rue Mabillon pour les Batignoles, à pied, bien entendu. En
traversant Paris il m’explique çà et là les coutumes des Parisiens de tous
poils. Comme cet ami a le sens de l’humour, je me paye de bonnes bosses de
rire. Arrivés devant les établissements Lebrun et Cie je repère les bureaux de
loin. Mais un cerbère vêtu de noir, coiffé d’une casquette à visière, veut nous
empêcher d’entrer dans la cour. Sans doute je m’exprime mal… Nous allons en
venir aux mains lorsque mon ami souffle :
— Montre-lui la lettre pour Monsieur Balme ; le
gardien va comprendre.
— C’est bon, tranche le portier. Pourquoi ne me le
disiez-vous pas plus tôt ?
Je hausse les épaules et me dirige vers le bâtiment administratif.
Un ingénieur me reçoit. Il lit le message, me fait asseoir
devant son bureau et nous discutons.
— Vous avez vos papiers, certificats, livret de
travail ?
— Diantre non, je ne pensais pas qu’il me fallait les
porter sur moi, Monsieur.
— Vous me les apporterez demain pour la bonne règle. De
toute façon votre venue m’a été annoncée. Dès à présent je vous propose de
travailler ici avec moi.
Dans ma tête de Saint-Aignanais les idées se mettent vite en
place. Je le remercie donc et lui avoue que je ne pourrai donner une réponse
qu’après un autre rendez-vous ailleurs. Nous nous quittons un peu
cérémonieusement. Mon guide m’attend dehors.
— Direction rue du Général Michel Bizot chez Monsieur
Maur, lui proposé-je en riant.
La traversée des rues et des avenues est chose difficile.
Plusieurs fois j’ai failli me faire renverser par des sapins emmenés par des
chevaux ayant probablement reçu une trop grosse dose d’avoine ; ce qui les
rend nerveux. Le quartier des Halles représente un monde à lui seul. On y décharge
tout ce que les campagnes de France peuvent produire. On doit aussi y ajouter
la récolte des maraîchers des banlieues. Mon ami m’explique les us et coutumes
de cette population.
— Il y a la cloche.
— Quelle cloche ? De quelle église ?
— Non ! la cloche qui annonce l’autorisation des
ventes au public. Car auparavant seul le monde des mandataires, grossistes,
semi-grossistes est admis à acheter et vendre. Puis vient le tour des ménagères
qui n’achètent que des faibles lots, parfois du détail à d’autres prix.
Chez Cécile, la cousine de Rabier à Bordeaux, j’avais lu le
Ventre de Paris de Monsieur Émile Zola. Sa description des Halles, haute en
couleurs,
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