La canne aux rubans
me
semble énorme : on jette, ou écrase, ou brûle ce qui pourrait servir
ailleurs. La fièvre domine, l’envie d’être dans les temps commande. Réussir
coûte que coûte semble la seule ligne de mire. Je me balade à petits pas,
écoutant, remarquant, jaugeant. Le lendemain, Monsieur Balme me prend à part et
me demande mes premières impressions. Je lui réponds avec franchise :
— Il faut être à Paris pour voir ça. Je reste affolé de
constater qu’on gaspille autant d’argent avec si peu de retenue. En revanche le
travail se révèle difficile par l’entassement des ouvriers. Les accidents
pleuvent, les gars ayant un mauvais moral quittent leur place pour un oui ou
pour un non. Les syndicats les obligent à débaucher brusquement. Que de temps
perdu et le plus souvent payé royalement ! Il y a de quoi repartir dans sa
province et travailler au milieu d’un espace vivable en compagnie de bonshommes
qu’on peut diriger.
Monsieur Balme écoute en tirant sur sa pipe. Dans les
derniers rayons de soleil ses cheveux deviennent tisons.
— Et alors ? me demande-t-il calmement.
Je marque un silence prudent qui calme mon emportement.
— Je t’ai laissé parler, Blois. À mon tour de te
répondre, continue-t-il.
Monsieur Balme s’assied sur le coin de son bureau. Il tape
sa pipe sur un cendrier en pierre pour la vider. Avec des gestes lents et
attentifs, il bourre sa bouffarde de tabac et enfin l’allume. Puis il regarde
fixement les volutes de fumée qui se dispersent peu à peu avant de disparaître.
Je l’observe. Il s’agit d’un véritable rituel durant lequel tout bruit fait
hiatus. Une association d’idées envahit mon esprit : je pense à mon gros
Ours préparant amoureusement sa « verte » dans le bistroquet de Saumur.
Mon singe rompt le silence.
— Des expositions comme celle-là sont rares, je dirai
même exceptionnelles. En 1878 nous avons édifié le palais du Trocadéro. Une
sacrée bête à dompter. En 1889 la tour Eiffel et la galerie des Machines
verront le jour dans le cadre d’une exposition universelle. Et tout ce
chambardement pourquoi ? Eh bien ! c’est une façon splendide de fêter
le centenaire de la Révolution. En cent ans la France a changé de peau. Le
têtard est devenu crapaud. Cette révolution technique bouleverse les esprits du
public français et mondial. Il s’apercevra du saut de géant accompli et réussi.
Sur près d’un million de mètres carrés, les principaux pays auront le loisir
d’exposer en une large vitrine : leurs arts, leurs coutumes et le fruit de
leur propre génie. Pour le moment, le chaos, le magma des matières,
l’incompréhension totale des non-initiés y règnent. Une date, une seule compte
pour nous tous : le 6 mai 1889. Le jour du plus grand rendez-vous qu’a
fixé la France au monde. Oui, on peut considérer cela comme une folie, une
gageure, un gâchis d’argent et d’hommes. En 1789, mon cher Blois, le peuple
français a volontairement détruit toutes les valeurs, les habitudes, les
oppressions qui le jugulaient. Cette révolution indispensable couvait depuis
des années dans de la paille pourrie. Le peuple a condamné, poursuivi, traqué,
guillotiné sans merci des noms, des corps et toutes les têtes qu’il honnissait.
Des guerres meurtrières ont suivi ces exactions aveugles. D’autres révolutions
ont surgi, toutes aussi folles mais heureusement moins généralisées. Alors
aujourd’hui, la France, repue de sang et d’orgueil, veut construire. Qui
pourrait lui reprocher ce geste de paix et d’universalité ? Cette
exposition représente symboliquement un bouquet de fleurs poussées sur du fumier.
Alors tu comprends mieux maintenant, je l’espère, tout ce que l’État, la
finance, la politique de la gauche met dans cette aventure. Oui, je l’avoue, il
s’agit d’une folie. Mais t’es-tu demandé si la folie n’aidait pas quelquefois à
se dépasser soi-même. L’homme, parcelle infime du pouvoir, doit se surpasser
avec les moyens que notre siècle a enfantés. Bien sûr, l’orgueil, la passion,
la folie, comme je le disais il y a un instant, seraient nommés par les
bigots : péché mortel. Oui un péché mortel vis-à-vis des peuples que ne
pas essayer de faire mieux, plus grand, plus fort. Tu apprendras un jour le
sens des symboles : Force et Beauté auxquels certains ajoutent le mot de
Sagesse. Ce terme reste pour moi incompatible avec les deux premiers. Tout peut
et doit devenir
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