La canne aux rubans
par politesse, je
me borne à lui répondre d’un air entendu : « évidemment ». Terme
parfaitement neutre qui passe toujours pour un acquiescement à propos de tout
et de rien, triste ou gai. Il me déballe sa vie, son enfance, sa famille, sa
profession, ses buts, ses ennuis ; me demande conseil, me prend à témoin
de ses vicissitudes. Dans tout ce fatras de mots, d’images, mon esprit
vagabonde, mon âme prend des vacances et j’en oublie mes propres soucis et mes
angoisses. Plusieurs fois monsieur Wandelef insistera pour que je partage le
contenu de son panier de vivres où quelques bouteilles de bordeaux claquent
agréablement à mon palais. La journée et la nuit passent entrecoupées d’arrêts,
de contrôles de billets, de passages de voyageurs descendant ou montant. Un
couple de jeunes mariés vient s’installer dans notre compartiment. Mon Belge me
pousse du coude en me faisant des clins d’œil. Il approche sa bouche de mon oreille
et me souffle : « hier elle était en blanc, aujourd’hui elle est en
foncé ». Wandelef éclate d’un gros rire et ajoute « c’est un Français
de Béthune qui me l’a racontée. Elle est bonne ? » Je lui souris et
une fois de plus je lance un « évidemment » qui le comble de joie.
Par bonheur, mon discoureur plonge dans un sommeil subit. J’observe dans la
pénombre les deux jeunes qui se tiennent gentiment par la main. Elle a posé sa
tête dans le creux de l’épaule de son mari. Lui, ferme les yeux et de temps à
autre dépose sur sa tempe un petit baiser. À cet instant je réalise que
j’ignore tout de ces gestes simples et affectueux. La solitude grandit en moi.
Des visages s’infiltrent dans mon esprit. Je revois Beauceron et Marianne, papa
Rabier et Léontine. Deux couples différents, mais heureux d’être unis, qui ont
le temps de parler, de s’aimer, de se réveiller l’un près de l’autre. Serais-je
un sauvage, un solitaire, un égoïste, un peureux ? Je ne jalouse aucune de
ces femmes, aucun de ces hommes, mais sincèrement je les envie un peu. Toutes
les aventures que j’ai eues, je les ai monnayées, effleurées, ou repoussées.
Dans mon portefeuille, je ne possède aucune photo d’un être qui pourrait
m’accompagner dans la vie. J’ai épousé le travail, voilà mon maître. Il m’a
donné des joies, des peurs et a pansé bien des plaies ; mais il ne me
parle jamais. Sa figure est un tracé, son corps une pierre, un câble, un
madrier ; rien de chaud, de doux, de sensuel. La matière remplace une
maîtresse, une épure une amie, une clef de voûte un bras soyeux qui enlace.
Oh ! bien sûr j’ai des excuses, ou tout au moins je m’en trouve à la
pelle. Mais moi, le compagnon bâtisseur, le responsable calculateur, le chef de
famille par héritage, je n’ai construit que pour les autres et jamais pour moi.
Ce voyage en Espagne va me rapporter de l’argent si je réussis. Les nuits
courtes, l’assimilation hâtive, la responsabilité vont devenir mon lot
quotidien. Lorsque je reviendrai en France, il faut que je m’oblige à penser à
moi. J’en ai besoin pour mon équilibre, ma santé, mon moral. Je mange comme un
ogre, je bois comme un désert, je voudrais aimer comme un homme.
La nuit sans lune écrase tout dans une immense tombe. Dans
peu de temps la légère laitance de l’aube fera apparaître la vie par petites touches.
Wandelef ronfle et gargouille. Les têtes des jeunes mariés doivent s’unir dans
un sommeil d’amoureux. Moi je n’ai pas envie de dormir. Pourtant je me réveille
au moment où le train s’arrête. C’est Bordeaux. J’en profite pour descendre et
respirer sur le quai les fumées de la locomotive. Je bois un café à la roulante
qui passe, achète deux casse-croûte et deux bouteilles de bière. Mon Belge
vient me retrouver. Il est tout sourire et me raconte une histoire graveleuse.
Je fais semblant de rire, mais le cœur n’y est pas. Quelques heures après nous
arrivons à la frontière et sommes obligés de descendre du train avec nos
bagages. La police et les douaniers espagnols nous contrôlent sans conviction.
Trois diligences vont nous emmener jusqu’à San Sebastien, car aucune ligne
n’est encore construite. Ces vingt-cinq kilomètres se font avec une lenteur
désespérante. Le terrain devient montagneux, les côtes assez abruptes, les
descentes dangereuses. À notre arrivée Wandelef et moi montons dans un
« coche salon » d’un luxe qui surprend. Fauteuils,
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