La canne aux rubans
bas, les yeux humides, quitte la pièce en
balbutiant des explications inaudibles. Arnodin se tourne vers moi et me
lance :
— Je suis sûr que vous auriez lutté, vous vous seriez
battu ?
— Probablement, avoué-je avec calme.
Arnodin fait les cent pas, ramasse des papiers, passe sa
main dans se barbe, revient s’asseoir derrière son bureau, puis
m’annonce :
— Vous allez remplacer ce foireux. Il faut que vous me
rétablissiez la situation afin de réaliser ce travail. Nous avons perdu plus
d’un mois. C’est terrible. Prêt ?
— Je préférerais rester en France, à cause de ma
famille.
— Et si je vous double vos appointements, vous changez
d’avis ?
J’observe un silence qui me permet de réfléchir vite. Le jeu
en vaut la chandelle. Je réponds :
— D’accord. Je pars.
— Voilà qui est bien pensé. Surtout pas un mot à ma
femme.
— Vous avez ma parole. Mais donnez-moi quelques
explications sur le chantier.
Arnodin m’expose ce qu’il attend de moi. Je l’écoute avec
une grande attention. À la fin de l’entretien il me confie les doubles des
plans que j’examine dans mon bureau. Pourquoi accepter si vite ce
travail ? Pourquoi n’avoir pas pesé plus calmement le pour et le
contre ? Je fonce comme un jeune poulain qui s’aperçoit au dernier moment
qu’une barrière se dresse devant lui. Je ne parle pas la langue du pays.
Comment vais-je faire pour commander les hommes ? J’ignore les lois
espagnoles, les coutumes, les valeurs. Autrement dit je pars dans la plus
parfaite ignorance pour réussir un travail qu’un autre a abandonné. Ah !
l’orgueil, quelle maladie ! Et dire que je n’ai personne à qui me confier
pour quêter un conseil, un encouragement. J’essaye de réfléchir à ce qu’en
penserait papa Rabier, mon gros Ours, Balme… et qui sais-je encore ? Il ne
me reste qu’à parvenir à mon but. Voilà l’unique solution puisque je me suis
engagé et que je ne peux revenir sur ma parole.
Dans le train qui m’emporte, mon regard fixe le paysage qui
défile par lambeaux derrière les vitres sales. J’ai l’impression d’entreprendre
mon dernier voyage et je pense à tous ceux que je laisse. Le simple fait de
quitter mon pays me rend inquiet. Je n’arrive pas à m’expliquer cette réaction.
J’ai profité jusqu’à présent d’une chance énorme. La vie m’a apporté des amis
sûrs, des travaux privilégiés, une grande liberté d’esprit que j’ai pu
consacrer à l’étude et de plus un salaire qui m’a permis de faire face à mes
engagements familiaux. La vie ressemble à un escalier qu’on gravit plus ou
moins vite, plus ou moins mal, coupé par des paliers qui vous aident à
reprendre votre souffle, regarder les prochaines marches à gravir, ou se
retourner pour se remettre en mémoire ce que l’on a déjà monté. Moi, Adolphe
j’ai eu la chance de poser mes paumes sur une rampe de chaque côté. L’une
s’appelait l’Ours, l’autre papa Rabier. Sans elles je ne serais pas arrivé à
l’étage où je me trouve. La grimpette devient plus difficile maintenant, à
égalité de mes semblables. Le vide se trouve de part et d’autre de cet escalier
qui monte sans fin et dont j’ignore la dernière marche. Mon pied se posera-t-il
sur une d’entre elles mal jointes, comme celle qui a fait choir le vicaire de
Saint-Aignan. Les échelons inégaux, la surprise, l’embûche, la facilité,
l’ascension périlleuse s’embrouillent. La découverte du lendemain se répète
dans notre nuit intime et solitaire. Ma canne de compagnon seule m’aidera à
accomplir mon travail. Je m’en servirai comme un aveugle de son bâton blanc,
point d’appui pendant le temps de réflexion indispensable, en dessinant de mes
jambes le triangle de l’attente. Ma canne quêtera pour moi les pièges, les faux
plats… Cet objet, remis lors de mon initiation, restera le symbole de mon
équilibre ; mais je dois seul rechercher la façon de m’en servir.
Aux arrêts en gare je me dérouille les jambes sur le quai. À
Tours un homme aimable, souriant vient s’asseoir à mes côtés.
— Je suis Belge, me dit-il avec cet accent qui me
rappelle Lille et mes démêlés avec les ouvriers. Vous allez loin,
Monsieur ?
— En Espagne.
— Moi aussi… à Madrid. Et vous ?
— Bilbao.
— Je ne connais pas.
Ce brave homme me fait penser à Lodève, le moulin à paroles.
J’apprécie de me contenter d’écouter. De temps en temps, et
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