La canne aux rubans
nous arrivons en vue de Chinde. Un canot nous amène à terre avec
nos bagages. Le bateau continuera jusqu’à Lourenço Marques via Beira et Inhambane.
Je ne me sens pas à l’aise. La police portugaise et les douanes nous reçoivent
assez mal. Louis, en quelques mots et quelques billets, règle notre entrée sur
le territoire. Il s’arrange avec des Asiatiques pour faire transporter les
valises et malles dans une sorte d’hôtel qui tient plus du bouge que d’une
pension. Les êtres les plus bizarres et les plus hétérogènes se côtoient. On y
parle toutes les langues, on se saoule par ennui et habitude. Des femmes
indigènes attendent ou bousculent les clients du bar. En revanche, le patron,
vêtu d’un costume blanc immaculé, coiffé d’un chapeau de même teinte, fume le
cigare en nous accueillant dans un français compréhensible.
— Salut, Ignacio, lui dit Baquet, me voilà revenu.
As-tu une chambre à deux lits, pour mon camarade et moi. Une chambre qui ferme
bien à clef ?
— Bonjour Louis. Content de te revoir avec un ami. Vous
monterez au second. Vous irez jusqu’à la porte blanche et entrerez dans une
pièce sûre. Que voulez-vous boire ?
Ignacio, me raconte ensuite mon compagnon, est un maquereau
recherché par les polices de trois ou quatre pays. Évadé de prison en
Allemagne, il a refait sa vie ici et trafique dans l’or, les femmes, l’alcool,
les Noirs, les médicaments, les armes, bref tout ce qui passe de main en main
et avant tout par les siennes. Sur ses filles, Maria, son amie, veille au grain
et joue à ravir les sous-maîtresses.
— Et les autres ?
— Des putes noires, jaunes… il a même eu pendant
plusieurs mois une Anglaise. Mais on l’a retrouvée un jour étendue à terre, le
ventre transpercé par un couteau. Les Anglais ne pouvaient admettre cette
déchéance-là.
Le soir nous dînons dans une petite salle, à l’écart. Nous y
mangeons une espèce de viande en sauce très épicée. Par cette chaleur
étouffante, je transpire. Ma chemise fait entièrement corps avec ma peau. Après
le dîner, nous buvons abondamment avant de prendre une douche rustique et de
nous coucher. Deux jours après, seulement, nous nous intégrons à un groupe
d’hommes et prenons place dans un steamer. Nous remontons le Zambèze. Deux
cents kilomètres nous séparent de Vila de Sena. Le bateau, à contre-courant,
vibre de partout. Le bruit de son moteur couvre les voix. Durant les trois
jours de voyage, nous frôlons de temps en temps d’énormes dos de bêtes dont les
corps apparaissent brusquement à la surface.
— Ce sont des hippopotames qui viennent respirer, me
crie Louis.
De jeunes crocodiles fuient vers le rivage, tandis que les
vieux se laissent flotter et nous regardent passer. Depuis mon arrivée, je me
claque la figure, le cou, le torse, tentant d’écraser les moustiques… en
vain ! Nous buvons de la bière, de l’alcool local et un peu d’eau bouillie
d’une tiédeur affreuse. Le soir, nous gagnons le rivage. Les marins allument
des feux autour de nous. Suant comme des fontaines, nous dormons sous des
moustiquaires trouées. Les repas consistent vers midi en biscuits mous, viandes
séchées ; le soir, les employés dépouillent un animal qu’ils ont tué et le
font griller sur un feu. Voici enfin que j’aperçois des bâtiments en bois à
l’horizon. C’est Vila de Sena. Un officier anglais et deux soldats vêtus de
tenues impeccables nous accueillent sur les pontons tenant lieu de quais.
Baquet me présente au gradé qui salue de la tête, sans me tendre la main. On
transporte les bagages dans un grand hangar compartimenté. Louis s’arrange pour
que ma chambre soit à côté de la sienne.
— Ici pas de vol, m’explique-t-il. Les baraques sont
gardées jour et nuit. La salle des douches se trouve à gauche dans le couloir,
les goguenots après. Mais un conseil, ne t’assieds pas sur le siège, tu
attraperais des amibes. Ici on fait debout… enfin légèrement penché. T’as
compris ?
— Merci de tes recommandations. J’en ai besoin.
Je passe sous la douche, range mon linge et en change, me
rase et m’habille d’un costume neuf en lin de couleur crème. Louis m’attend
dehors pour nous diriger vers le bureau du camp. Un Anglais nous reçoit sans
chaleur, mais ébauche un sourire.
— Tu vois le plus aimable, souffle mon compagnon.
— You are Mister Bernardeau ? Welcome to
you !
Louis me sauve la mise et lui explique que
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