La canne aux rubans
je ne parle pas
l’anglais ; mais que je l’apprends. Il me servira d’interprète durant les
réunions et le travail.
— Good. It’s too late now to work. Lets go « au
club », finit-il par dire en français et en riant très fort.
Son attitude me surprend, mais je ne bronche pas. Tous deux
parlent encore de moi, puis nous quittons ce british qui met son casque
colonial et franchit le premier la porte.
— Tu viens de voir Mister Brown, un ingénieur en chef chargé
du personnel et de l’intendance.
— Un gros travail pour un homme seul ?
— Ne t’inquiète pas, il a sous ses ordres quatre autres
gars, deux Anglais et deux Hindous. De plus je te préviens qu’il est
farouchement homosexuel, surtout quand il est saoul… et ça lui arrive presque
tous les soirs. Pour les femmes, je te mettrai dans la combine. Tu ne resteras
pas sur ta faim mon petit Adolphe ! Viens, je t’emmène au Club où seuls
les Blancs ont le droit d’entrer, car les gens de couleur, même ingénieurs ou Portugais
sont « non grata ».
Je vis dans un rêve. Tout se révèle nouveau, insolite,
surprenant. Le club est une grande pièce très propre garnie de tables et de
fauteuils en toile de jute. Au bar préside un Chinois en tenue bleue ornée de
dragons dorés. Les serveurs musulmans portent la gandoura blanche. Louis me
présente à plusieurs hommes. Certains se lèvent et claquent des talons. On ne
se serre pas la main ici. Cela me semble drôle. Baquet me chuchote de temps à
autre un renseignement sur un personnage.
— Le toubib, important, tu verras pourquoi. L’ingénieur
de vérification… un géomètre…
Je salue ces beaux messieurs de la tête. Beaucoup d’entre
eux, impressionnés par ma taille, prononcent des phrases que je reçois avec un
sourire à peine esquissé, pour faire « bon genre ». Nous dînons d’une
viande grillée, de l’antilope me souffle-t-on, accompagnée de pommes de terre
sucrées. Une crème gélatineuse clôt le repas. Le thé arrose le tout. Je
découvre cette boisson jaune au goût spécial. Mille Dieux ! si Beauceron
était là… Son cœur s’arrêterait de battre !
Le lendemain, nous abordons le travail, baignés dans une
moiteur fatigante et lourde. À la réunion du matin, Louis me traduit tout bas
les instructions des patrons pour la journée.
— Ne fais pas trop de zèle, Adolphe, tu n’es pas en
France. Ménage-toi car tu serais sur le flanc rapidement. Le secret ici
consiste en un seul mot, « tenir ».
— La saison des pluies arrivera bientôt. Que va-t-il se
passer ?
— D’après les patrons, très inquiets eux aussi, les
installations de cette rive doivent bien se comporter, mais nous devons
craindre les glissements de terrain. D’après moi, on aurait dû doubler les
ancrages en amont. Dans quelques jours tu verras tout ce qui descend, c’est
imposant ! Le Zambèze devient fou, inonde tout.
— A-t-on effectué des repères les autres années ?
— Pas assez à mon sens. Seulement je dois te dire que
les « puddings », très susceptibles, n’admettent que la vérité
anglaise… lorsque tout se passe bien ; sinon, ils déclareront que tous les
étrangers se sont trompés ou qu’ils n’ont pas compris ! Toi, tu ne crains
rien. Surtout ne discute jamais un ordre et ne mets pas ton grain de sel dans
leur soupe.
— J’ai compris. Mais, d’après moi qui ne connais pas
les courants fougueux, les bases se révéleront un peu légères. Ceci entre nous.
— Je pense comme toi, l’ami, mais motus et bouche
cousue !
Ma vie dans cette petite bourgade est réglée comme du papier
à musique. Lever 6 h 30. Breakfast, ou tue-ver façon anglaise ;
7 h 30 – 13 h, chantier ; 13 h 30, déjeuner
léger composé de galettes de blé, jambon, œufs, gâteaux. Puis retour au
chantier jusqu’à 17 h. Alors nous allons chercher dans une bicoque du thé
et des gâteaux dits secs bien que très humidifiés. De 17 h 30 à
18 h 30 rangement du matériel, nettoyage et débauchage des
ouvriers ; 19 h, après une douche nous passons des vêtements propres.
Enfin, club et dîner et encore club avant de se coucher. Mon horizon se
rétrécissant à l’extrême, je laisse voguer mon regard jusqu’à la rive en face.
Là une végétation de petits arbres et d’épineux cache toute une autre vie.
J’aperçois des huttes rondes en bois couvertes de toits en palmes où s’agitent
des Noirs dans un va-et-vient continuel.
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