La case de L'oncle Tom
malices, pouvaient, à vrai dire, passer pour de la défense personnelle.
CHAPITRE XXII
Au Kentucky.
Nous allons pour un court intervalle ramener le lecteur à la ferme du Kentucky, et voir ce qui s’y passe.
C’était par une chaude après-midi d’été, vers le soir. Les portes et fenêtres, toutes grandes ouvertes, invitaient la brise à entrer, pour peu qu’il lui en prît envie. Dans le large vestibule qui régnait le long de la maison, attenait au salon, et se terminait par un balcon aux deux bouts, M. Shelby, se balançant dans une berceuse, les talons appuyés sur une chaise, savourait avec délices l’encens de son cigare. Sa femme causait, assise près de la porte. Elle semblait avoir quelque chose sur le cœur, et attendre l’occasion de parler.
« Savez-vous, dit-elle enfin, que Chloé a reçu une lettre de Tom ?
– Ah ! vraiment ! alors Tom a trouvé là-bas quelque ami. Comment va-t-il, le pauvre diable ?
– Il a été acheté par une famille que je crois très-distinguée, dit madame Shelby ; il est bien traité, et n’a pas beaucoup à faire.
– Ah ! tant mieux ! j’en suis enchanté ! reprit cordialement M. Shelby. Je suppose qu’il est tout à fait réconcilié avec sa résidence du Sud, – et ne s’inquiète plus guère de revenir ici ?
– Au contraire, il demande avec beaucoup d’anxiété si l’argent de son rachat sera bientôt prêt.
– Ma foi, je n’en sais rien. Quand les affaires tournent mal, il n’y a pas de raison pour en finir. C’est comme si l’on sautait de tourbière en tourbière, à travers un marécage. Il faut emprunter l’un pour payer l’autre, puis réemprunter à l’autre pour payer l’un ; – et ces damnés billets pleuvent dru comme grêle, avant qu’un homme ait le temps de fumer un cigare ou de se retourner : lettres de créanciers, messages pressants et pressés, – tout vous tombe à la fois sur le dos.
– Il me semble, mon ami, que l’on pourrait y remédier. Supposons que nous vendions tous nos chevaux et une de nos fermes ; nous pourrions alors payer comptant.
– Oh ! c’est absurde, Émilie ! vous êtes la femme la plus accomplie du Kentucky ; mais vous n’avez pas le sens commun en affaires. Les femmes ne s’y entendent pas, et ne s’y entendront jamais.
– Ne pourriez-vous, du moins, me donner un aperçu des vôtres ? – la liste de ce que vous devez, par exemple, et de ce qu’on vous doit, et je tâcherais de voir si je puis vous aider à économiser.
– Oh ! de grâce, ne me persécutez pas, Émilie ! – je ne puis rien vous dire de positif. Je sais à peu près où en sont les choses ; mais les affaires ne se tranchent pas, ne s’ajustent pas carrément comme les croûtes à pâté de Chloé. Vous ne vous doutez pas de ce qui en est, je vous le dis. »
Et M. Shelby renforça ses idées de toute l’étendue de sa voix ; manière d’argumenter commode et concluante, quand un gentilhomme discute d’affaires avec sa femme.
Madame Shelby se tut ; elle étouffa un soupir. Le fait est que, bien qu’elle ne fût qu’une femme, ainsi que le disait son mari, elle avait une intelligence lucide, vigoureuse, pratique, et une force de caractère très-supérieure à celle de son époux : en sorte qu’il n’eût pas été aussi absurde que le supposait M. Shelby de lui ménager une part dans l’administration des biens. Fermement résolue à tenir la promesse faite à Chloé et à l’oncle Tom, elle s’affligeait des nombreux obstacles qui paralysaient son bon vouloir.
« N’imaginez-vous pas quelque moyen d’amasser cet argent ? Pauvre tante Chloé ! elle l’a si fort à cœur !
– J’en suis fâché. J’ai promis trop vite. Je ne sais s’il ne vaudrait pas mieux le dire à Chloé, et l’engager à prendre son parti. Dans un an ou deux Tom aura une autre femme, et elle fera aussi bien de se pourvoir de son côté.
– Jamais je ne pourrais donner un pareil conseil à Chloé, monsieur Shelby. J’ai enseigné à mes gens que leurs mariages étaient aussi sacrés que les nôtres.
– C’est pitié que vous les ayez surchargés d’une moralité fort au-dessus de leur situation et de leurs espérances. Je l’ai toujours pensé.
– Ce n’est que la morale de la Bible, monsieur Shelby.
– Bien, bien, Émilie. Je ne prétends pas intervenir dans vos idées religieuses : seulement elles me paraissent fort peu à l’usage des gens de cette
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