La case de L'oncle Tom
vous aurez encore du bon temps ! »
Haley sortit de la forge les menottes à la main, comme Georgie sautait à bas du chariot.
Le jeune garçon se retourna d’un air de supériorité : « Je vous préviens, monsieur, que je dirai à mon père et à ma mère comment vous traitez l’oncle Tom.
– À votre aise ! répliqua le marchand.
– N’avez-vous pas honte de passer votre vie à vendre des hommes et des femmes, et à les enchaîner comme des brutes ? j’aurais cru que vous auriez conscience de votre bassesse.
– Tant que vos grandes gens achèteront des hommes et des femmes, je ne croirai pas valoir moins qu’eux parce que je leur en vends. Il n’y a pas plus de bassesse à les vendre qu’à les acheter.
– Je ne ferai jamais ni l’un ni l’autre, quand je serai homme, s’écria Georgie. Aujourd’hui je rougis de mon pays. J’en étais si fier auparavant ! »
Il se redressa sur sa selle, et regarda autour de lui, comme pour juger de l’effet produit dans le Kentucky par cette déclaration.
« Au revoir, oncle Tom ! Portez toujours la tête haute ; et ayez bon courage !
– Au revoir, massa Georgie ! dit Tom en le contemplant avec une tendresse admirative. Que le Tout-Puissant vous bénisse ! – Ah ! le Kentucky n’en a pas beaucoup comme vous ! » ajouta-t-il dans la plénitude de son cœur, lorsqu’il eut perdu de vue la figure franche et enfantine. Il continua de regarder jusqu’à ce que le retentissement des pas du cheval mourût dans le lointain, dernier son, dernier écho du logis !
Il sentit un point chaud sur son cœur ; c’était le précieux dollar que Georgie y avait placé ; il y porta la main, et le serra contre lui.
« À présent, Tom, attention, dit Haley en revenant au chariot et y jetant les menottes. Je débuterai par la douceur, comme je le fais d’ordinaire avec mes nègres ; conduis-toi bien avec moi, je me conduirai bien avec toi ; c’est mon principe. Je ne suis pas dur avec mes hommes ; je calcule et fais pour le mieux. Je te conseille donc de prendre ton parti, et de ne pas me jouer de tours. D’abord, je suis fait à toutes vos rubriques, et l’on ne m’attrape pas. Si le nègre est tranquille et n’essaie pas de détaler, il a du bon temps avec moi ; autrement c’est de sa faute, non de la mienne. »
Tom affirma qu’il n’avait nulle intention de fuir, assurance superflue de la part d’un homme qui avait les fers aux pieds. Mais M. Haley avait pour habitude d’entamer ses relations avec sa marchandise par quelques avis anodins, de nature à réconforter l’article, à lui inspirer confiance et gaieté, et à prévenir des scènes désagréables.
Prenant momentanément congé de Tom, nous suivrons la destinée des autres personnages de notre histoire.
CHAPITRE XII
La propriété prend des licences.
À une heure avancée de l’après-midi, par un épais brouillard, un voyageur mettait pied à terre devant la porte d’une assez méchante hôtellerie du village de N***, au Kentucky. Dans la salle d’entrée se trouvait réunie une compagnie fort mélangée, que la rigueur du temps avait forcée d’y chercher un abri. De grands Kentuckiens, aux os saillants, vêtus de blouses de chasse, étalant leurs membres dégingandés dans le plus d’espace possible, avec le laisser aller particulier à leur race ; – des fusils entassés dans les coins, des poires à poudre, des carnassières, des chiens de chasse et de petits nègres couchés pêle-mêle, formaient les traits principaux du tableau. Devant le feu était assis un personnage à longues jambes, se balançant dans sa chaise, son chapeau sur la tête, et les talons de ses bottes boueuses reposant majestueusement sur le manteau de la cheminée ; – posture tout à fait favorable aux méditations qu’éveillent les tavernes de l’Ouest, si l’on en juge par la prédilection des voyageurs pour ce nouveau genre d’élévation intellectuelle [23] .
L’hôte qui se tenait derrière le comptoir était comme la plupart de ses compatriotes, grand, osseux, jovial et disloqué, avec une forêt de cheveux, que surmontait un immense chapeau.
Cet emblème caractéristique de la souveraineté de l’homme figurait, il est vrai, sur la tête de tous les assistants : feutre, feuille de palmier, castor crasseux, ou luisant chapeau neuf, il rayonnait partout avec une indépendance toute républicaine. Il semblait même participer de la nature de chaque individu.
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