La chambre maudite
peu de son contact charnel car, je ne l’ai appris que plus tard, elle ne m’a pas allaitée, c’est une louve qui l’a fait, une louve qui venait d’avoir des petits. De fait, Cythar et moi sommes nés à quelques heures d’intervalle, c’est pour cette raison sans doute que nous sommes si proches. Nous nous sommes nourris de la même chair, nous dormions l’un contre l’autre. Il a grandi avec moi, contre moi. Ma mère pleurait souvent à cette époque, j’ai des images furtives d’une femme recroquevillée, échevelée, qui passait ses journées à se bassiner et se racler le corps avec de la mousse. Parfois jusqu’au sang. C’est grand-mère qui s’occupait de moi. Elle vivait avec nous et j’ai davantage connu la chaleur de ses bras que de ceux de ma mère.
« Puis peu à peu, Mère s’est mise à me parler, durement le plus souvent, mais j’ai eu le sentiment qu’elle avait pris conscience de mon existence. J’ai couru les bois avec elle et grand-mère pour cueillir des baies, des simples, des champignons. Elle me prévenait lorsque certains étaient nocifs. Quand je me blessais et pleurais, elle se précipitait. Si la plaie était superficielle elle s’écartait de moi en se moquant, en me disant que je devais apprendre à souffrir en silence.
« Une fois, je me souviens, je devais avoir quatre ou cinq ans, je me suis entravée dans une touffe de ronces et je me suis fracturé la jambe. Elle m’a entendue hurler. Je ne pouvais pas me relever. Elle était livide. Elle s’est mise à tourner autour de moi en écrasant ses mains sur son visage, puis elle s’est arrêtée, elle m’a soulevée dans ses bras et m’a ramenée à la grotte. C’est à ce moment, je crois, qu’elle a changé. Je me suis arrêtée de pleurer. J’avais enroulé mes bras autour de son cou et j’entendais son cœur battre comme un tambour dans sa poitrine. Grand-mère n’était pas là. Elle m’a soignée en silence. J’ai eu mal lorsqu’elle a remis mes os en place, mais j’étais comme endormie par sa douceur, par cette ébauche de tendresse. Je n’ai pas crié.
« – C’est bien, ma fille, tu es courageuse, a-t-elle dit en souriant tristement. C’était aussi la première fois qu’elle m’appelait sa fille.
« J’étais trop petite encore pour comprendre ce qui s’était passé dans sa tête et dans sa vie. Mon univers tout entier se limitait à cette salle, je ne savais rien du dehors, encore moins qu’il existait d’autres gens, d’autres existences. Pourtant quelque chose était devenu différent. Mère ne me repoussait plus lorsque je grimpais sur ses genoux ou que je prenais sa main. Cela s’est fait progressivement. Je crois que je l’ai apprivoisée au fil des mois.
Elle était plus souriante et parfois même, avec grand-mère, elles éclataient de rire toutes deux.
« Un jour, je l’ai suivie dans une autre pièce, alors qu’elle me l’avait interdit. La vision m’a glacée. J’ai hurlé en entrant. C’était la première fois que je voyais un cadavre. Celui d’un petit garçon : une charpie immonde. Mère est sortie de derrière un monticule, un couteau à la main. Elle était couverte de sang. J’ai reculé et j’ai buté contre grand-mère. J’ai hurlé de nouveau, mais sa voix m’a apaisée tandis qu’elle refermait ses bras autour de moi. Mère s’est approchée de moi après avoir posé le couteau auprès du cadavre sur la table.
« – Je l’ai trouvé dans la montagne, m’a-t-elle dit, mais ce ne sont pas les loups qui l’ont acravanté, Loraline, ni moi. Je ne veux plus que tu te promènes seule, tu entends, il existe une sorte de diable, dans les terres du haut, un homme très méchant. C’est lui qui a tué et dépecé ce garçonnet. S’il apprend ton existence, il te tuera aussi. A présent, viens, tu ne dois pas avoir peur de la mort, elle nous enseigne de belles choses pour soulager les vivants.
« J’ai laissé sa main pleine de sang entraîner la mienne. Elle a repris sa lame et a ouvert la poitrine inanimée. Lorsqu’elle a sorti un à un les organes du corps éventré, j’ai reculé un peu, mais je n’avais plus peur. Elle semblait tour à tour surprise et émerveillée de ses découvertes. J’ai fini par m’endormir dans un coin de la pièce. Je me suis réveillée au matin sur ma paillasse. Ma mère pleurait contre la poitrine de grand-mère.
« – Il paiera, Isabeau, crois-moi. François de Chazeron
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