La chambre maudite
retrouvailles, en sachant l’une et l’autre désormais qu’elles ne seraient de taille à affronter leur ennemi qu’en devenant ses égales.
Au petit jour, Isabeau avait les yeux secs. Elle songeait à La Palice, à la première fois où ils s’étaient aimés, où il avait découvert sur son sein la marque de sa soumission. Il s’était obstiné à cicatriser les blessures de son âme en lui apprenant la tendresse. Aujourd’hui cette marque la brûlait, parce que le sens même de sa vie s’était éteint avec Loraline. Elle se demanda si elle avait le droit de rester sa maîtresse. Une petite voix lui hurla « oui ». Oui, pour devenir plus puissante que François de Chazeron ne le serait jamais. Oui, pour oublier. A jamais.
Philippus s’était levé à l’aube, comme un voleur, prêt à partir avant que les usuriers ne frappent à sa porte. Il n’avait pas revu Albérie depuis une semaine, ni sa fille depuis sa naissance. Il s’était dit que les jours amenuiseraient la douleur et l’espoir. Mais il sentait qu’aucun jour ne le pourrait désormais. Il était temps de partir sur les routes, de reprendre sa vie d’errance, de se mettre au service des autres et d’utiliser ce savoir immense que Loraline lui avait légué. Ensuite il reviendrait, lorsque François de Chazeron ne se méfierait plus, lorsqu’il aurait oublié que des souterrains étalaient leur labyrinthe sous ses pieds, et il reprendrait sa fille. Il l’avait promis à Loraline, il se l’était promis à lui-même. Il reviendrait.
Il descendit dans la grande salle de l’auberge sur la pointe des pieds, sachant que l’aubergiste lui réclamerait une note qu’il ne pourrait payer, récupéra discrètement son âne à l’écurie et l’enfourcha, le cœur lourd.
Un instant, il hésita sur la route à prendre. Il aurait aimé rendre visite à son ami Michel de Nostre-Dame, mais il s’y refusa. Le jouvenceau l’avait mis en garde, il s’en souvenait ce jourd’hui. Il lui avait déconseillé de se rendre à Thiers. Que pourrait-il lui dire sans le culpabiliser par son récit de n’avoir pas insisté vigoureusement pour qu’il change de route ? Michel avait un grand avenir devant lui, il le sentait. Il ne voulait rien gâcher. Il reviendrait vers lui plus tard, lorsque le chagrin se serait tu. Lorsqu’il aurait le cœur à rire à ses côtés. Il lui présenterait Marie.
D’un coup sec du talon, il s’engagea sur la grand-route. Peu avant de prendre l’embranchement qui le ramenait vers sa Suisse natale, il dut se ranger sur le côté pour laisser passer un attelage au galop dont les volets de la litière étaient rabattus. Il songea en souriant tristement qu’il existait au moins sur cette terre une personne qui se languissait autant que lui de quitter ce lieu, puis baissa le nez sur ses rênes pour ne pas se retourner.
Sûr le sommet de la butte, drapée dans une fourrure grise étincelante, une louve, regardait, écartelée, ces deux destins se séparer. Lorsqu’ils ne furent qu’un point à l’horizon, Cythar passa sur son museau une langue râpeuse et réconfortante, faisant balancer à son cou une petite croix d’or ciselée retenue par une chaîne.
Alors seulement, la louve se mit à hurler.
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