La chambre maudite
paix !
– Seulement lorsqu’il aura péri, mon père. Péri de la main de celle qu’il a engendrée. Alors peut-être, oui, si Dieu le veut, je redeviendrai une mère. Si Dieu le veut, mon père ! haleta la voix rugueuse.
Antoine de Colonges détourna les yeux, le cœur soudain serré. Il se sentait si méprisable d’utiliser cette haine pour débarrasser la contrée de François de Chazeron et de ses crimes. Car, même s’il n’avait d’autres preuves que les accusations de la Turleteuche, comme Guillaume de Montboissier autrefois, il était convaincu que toutes ces mystérieuses disparitions depuis seize ans étaient le fait de leur seigneur. Sans compter les meurtres des cinq ecclésiastiques mandatés par son prédécesseur pour enquêter sur les étranges activités nocturnes de François de Chazeron. Que n’aurait-il donné pour faire justice au grand jour ! Mais, du fait de ses épousailles avec une parente du duc de Bourbon, si proche du roi François I er , le seigneur de Vollore était devenu puissant. Trop puissant. Et, plus encore que jadis, il avait droit de vie ou de mort sur ses terres. Il fallait que cela cesse. Les bourgeois le craignaient autant que les manants ; restait, pour s’opposer à sa cruauté, la seule qu’il avait rendue plus monstrueuse que lui.
« Seuls les loups se dévorent entre eux, songea-t-il tout en souriant à Isabeau dont le regard clair avait pris, au fil des années de rage, une teinte proche de la folie. Lorsque tout sera terminé, il sera temps de s’occuper d’elle et de sa fille en les éloignant du pays à jamais. »
– Va à présent, chuchota Antoine de Colonges en suivant le fil de ses pensées. A Paris, tu demanderas le père Boussart. C’est un ami de longue date, il t’attend et prendra soin de toi.
Isabeau dissimula son appréhension sous un léger signe d’assentiment.
« Retrouver la liberté après toutes ces années ! » pensa-t-elle. Saurait-elle seulement en apprécier le goût ?
Il avait fallu toute la tendresse d’Albérie pour la convaincre que c’était mieux ainsi. Elle aurait tant préféré punir François de ses propres mains ! Mais, en quinze années, pas une seule fois elle n’avait trouvé le courage de l’affronter. Elle s’était contentée de ruminer sa souffrance et d’apprendre le pouvoir des simples, pour guérir ou tuer. Comme sa grand-mère avant elle, elle avait espéré découvrir le secret de la transmutation des corps pour délivrer Albérie que sa différence rongeait et rendait amère. L’heure était venue de tester la liqueur issue de ses recherches sur le seul monstre qu’elles connaissaient : François de Chazeron.
Quinze ans qu’elle regardait grandir l’enfant du diable. Cette petite qui lui renvoyait le miroir de sa jeunesse perdue et l’appelait maman. Isabeau avait fini par décider de partir. De la laisser à sa place, dans la haine, racheter son propre passé. Son cœur se serra un instant au souvenir du chagrin éperdu de Loraline devant sa prétendue dépouille.
Mais Isabeau se reprit aussitôt. Rabaissant sur ses yeux le capuchon de son mantel pour dissimuler son trouble, elle enfonça dans le mur la pierre saillante qui lui faisait face, ouvrant devant elle les parois d’un passage éclairé de torches vacillantes. Résolument, elle s’enfonça dans le dédale de souterrains qui unissait l’abbaye du Moutier à Montguerlhe, Montguerlhe à Vollore et Vollore à Thiers, au plus secret de la montagne.
Lorsque le jour se leva sur ce 11 octobre 1515, Isabeau s’éloignait vers Paris juchée sur une jument grise, avec au cœur le sentiment qu’enfin elle échappait à son bourreau.
Antoinette se laissa habiller par sa chambrière en chantonnant. Le temps s’était radouci la veille et, depuis leur étreinte furtive au Moutier, Huc se montrait plus empressé à son égard, plus attentif, au point même de lui avoir mis en tête le projet de profiter des travaux pour rajeunir le vieux château de Vollore et donner ainsi à l’enfant qu’elle portait davantage de confort lorsqu’il viendrait au monde. Lorsqu’elle s’était inquiétée des délais, Huc avait répondu avec optimisme que le redoux annoncé par les anciens permettrait finalement d’activer la reconstruction dans les villages. « De plus, avait-il ajouté, l’agrandissement de Vollore obligera François à la patience. Nos gens pourront s’employer ailleurs au plus urgent sans qu’il s’en
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