La chambre maudite
d’une liqueur ambrée. Isabeau possédait toute une collection de bocaux dans lesquels baignaient des membres ou des organes d’animaux et d’humains. Loraline ignorait comment elle se les procurait. Elle savait seulement que, avec les livres apportés par Albérie, ils servaient à poursuivre ses recherches. Pendant de longues années elle avait été écartée des travaux de sa mère, et puis brusquement, l’été dernier, Isabeau l’avait initiée. Loraline s’était sentie soudain investie d’un grand pouvoir. Elle avait cessé d’être une enfant. Elle avait eu quinze ans et devenait digne de recevoir l’héritage des siens.
Il ne lui avait pas semblé curieux. Elle baignait dans sa culture depuis toujours. Pas de notion de bien ou de mal. Son univers n’était empli que de sa mère, de Cythar, son loup, d’Albérie, de l’aïeule dont elle se souvenait encore, de l’abbé du Moutier qu’elle avait aperçu à plusieurs reprises et d’une louve grise qui venait chaque pleine lune. Elle répondait au nom de Stelphar, se couchait à ses côtés, et veillait sur elle et sur la meute.
Aujourd’hui, tout était différent. Les dernières paroles d’Isabeau ne cessaient de la hanter :
– C’est le seigneur de Vollore et de Montguerlhe qui nous a chassées et a fait pendre Benoît, mon promis. François de Chazeron est un monstre, Loraline. Il m’a violée et torturée, mais, plus que tout encore, il nous a robbé 1 notre vie. A toi surtout. Et pourtant, tu es sa seule héritière…
1 dérobé
Isabeau s’était éteinte sur ces mots terribles. Bouleversée, Loraline avait aidé Albérie à porter le corps de sa mère dans une petite grotte attenante à celle-ci, qui depuis la mort de l’aïeule servait de sépulture aux siens.
Albérie avait ouvert un passage dans la chambre mortuaire où reposait Amélie. Elle avait convaincu Loraline de la laisser besogner, puis avait refermé soigneusement l’orifice, scellant ainsi le tombeau d’Isabeau. Ensuite elle avait entraîné sa nièce au plus profond de la forêt, jusqu’à un promontoire ouvrant sur la vallée. La forteresse de Montguerlhe se dessinait sur la falaise voisine. Cette forteresse terrifiante dans laquelle régnait François de Chazeron. C’est là, face à ce décor grandiose et sinistre à la fois, qu’Albérie avait complété l’aveu d’Isabeau :
– François de Chazeron est ton père, Loraline, et cependant il te tuerait s’il savait seulement que tu existes. C’est pour te protéger que ta mère s’est sacrifiée, enfermant sa jeunesse dans le secret de la montagne pendant toutes ces années. Tu te dois à sa mémoire, Loraline. Elle s’était juré de se venger si François remettait les pieds à Montguerlhe. Aujourd’hui il doit mourir. C’est le châtiment pour ses crimes, et toi seule peux l’exécuter désormais. Avec ceci.
Albérie lui avait alors tendu la petite fiole que Loraline avait vue tant de fois entre les mains de sa mère. Elle savait que toute son existence s’était forgée autour de ce liquide qu’elle avait conçu, distillé, modifié au fil du temps, sans hésiter parfois à le tester sur elle-même. Isabeau s’était empoisonnée de jour en jour davantage pour créer le poison absolu, indécelable, avait affirmé Albérie.
Refoulant cette image en sa mémoire, Loraline porta à ses lèvres une bouchée du gruau malaxé avec toute la force de son chagrin, et l’avala sans même y prendre garde. Dans ce simple geste se trouvait son unique certitude. Désormais, elle devait continuer. Pour sa mère. Il lui fallait sacrifier l’âme noire de François de Chazeron pour qu’Isabeau connaisse enfin la paix. Sacrifier l’âme du seigneur de Vollore à ce Dieu de miséricorde que l’abbé du Moutier lui avait appris à aimer. Ainsi, oui, elle deviendrait digne des terres d’en haut.
Elle en était là de ses pensées lorsqu’Albérie parut dans le renfoncement du souterrain qui conduisait à la forteresse. Sa tante lui tendit une main complice pour l’inviter à la suivre. Loraline posa le récipient sur un rocher près d’elle et, abandonnant les maigres restes de son repas à Cythar couché à ses pieds, s’enfonça derrière Albérie dans la lueur dansante des torches.
Tout en progressant lentement au cœur de la roche pour déjouer les pièges naturels façonnés par le temps au long du passage, Loraline sentit sa gorge se nouer.
Elle avait parcouru maintes
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