La chambre maudite
d’émotions fortes ce matin !
Antoinette s’avança jusqu’à son époux et esquiva sa proposition :
– Non point autant, messire. Vous suivre par fourrés et taillis sur les traces de quelque chevreuil mettrait en émoi l’enfant que je porte et, vous le savez, j’ai grand soin de lui. Accordez-moi plutôt quelques pas, j’aimerais vous entretenir d’une affaire au mieux de vos intérêts. Lors, si vous y trouvez goût, nous pourrons à loisir mettre à profit cette radieuse journée.
Aiguisé malgré lui par le ton amène de son épouse, François se laissa entraîner, tout en songeant à quel point l’humeur des femmes était changeante dès lors qu’une autre s’affairait à leur place dans la couche maritale.
Huc de la Faye les regarda s’éloigner en silence, s’attardant malgré lui sur les hanches dansantes d’Antoinette. Détournant un œil fiévreux pour s’atteler à d’autres occupations, il accrocha au passage la croisée du premier étage de la tour d’où Albérie le fixait curieusement. Mal à l’aise soudain, il se contenta de lui sourire. Aussitôt le visage s’effaça, et Huc se demanda s’il n’avait pas rêvé. Puis il se rassura. C’était pour elle qu’il agissait. Pour elle seulement. Le reste n’était que broutilles.
Tapant du pied dans une pierre plate qui entravait son chemin, le prévôt alla vers la porte voûtée d’où lui parvenaient les rires de ses hommes d’armes. Si tout se déroulait comme prévu, dans une heure au plus ils chevaucheraient vers Vollore.
Loraline s’appesantit sur ses petites mains blanches qui tremblaient. Comme elle se sentait seule, comme tout lui paraissait sinistre depuis qu’Isabeau, sa mère, n’était plus, jusqu’à cette grotte où elle avait pourtant connu tant de moments uniques.
Elle retroussa les manches de son bliaud sur lequel une peau de loup s’alourdissait en dispensant une chaleur et une odeur rassurantes, puis brassa dans le récipient de terre cuite le gruau à base de racines, de baies et d’orge qui lui servirait de repas. Elle n’avait mangé que cela, agrémenté de lait, de petit gibier et de fruits, depuis qu’elle était venue au monde. A présent il fallait continuer. Mais continuer quoi ? Albérie, sa tante, n’avait cessé de lui répéter qu’elle se devait à la mémoire de sa mère. Qu’elle devait venger les siennes, persécutées, pour trouver enfin une vie décente et normale. Mais Loraline n’avait aucune idée de ce que représentait une vie normale et décente.
Elle vivait là, au cœur de la source de Montguerlhe, dans des vapeurs de soufre, au milieu des loups, et n’avait jusqu’alors ressenti un seul moment de solitude ou de tristesse. Or, brusquement, le temps lui pesait et, tout en pétrissant la pâte ramollie à l’eau qui jaillissait à ses pieds, elle se prit à faire revivre à voix haute ces belles images que sa mère lui contait, d’avant son exil, d’avant sa naissance : les mains larges et calleuses de son grand-père qui coupait les blés mûrs, sa figure rieuse au vent ; les fêtes du ban des moissons où tous à la ferme s’endimanchaient et se frottaient de pouliot 1 avant de s’enrouler en une farandole à l’appel des cornemuses et des vielles ; les genoux d’Isabeau qui tressautaient sur les cuisses de son père, et le regard bleu d’Albérie qui s’amusait de tout et de tous ; la grand-mère, la Turleteuche, qui écartait ses lèvres fines sur un rire édenté et frappait des mains en cadence, et les farces de Benoît qui faisaient tant rire Isabeau… Les farces de Benoît. La douceur de Benoît. La tendresse de Benoît. L’amour de Benoît.
Lorsque Loraline avait un jour demandé qui était Benoît, avec toute l’innocence de ses huit ans, Isabeau l’avait fixée un long moment puis avait jeté froidement en s’écartant d’elle :
– Il aurait dû être ton père !
Loraline n’avait pas osé demander qui était son père si ce n’était lui, parce qu’en cet instant le regard de sa mère sur elle lui avait fait peur. Et puis, jusque-là elle n’avait pas seulement imaginé qu’il lui fallait un père puisqu’elle avait une mère, et pas davantage comment on pouvait concevoir un enfant.
1 variété de menthe sauvage
Par trois fois pourtant, elle avait vu sa mère mettre bas, comme les louves, de curieux gnomes qui n’avaient pas vécu et qu’Isabeau avait emprisonnés dans des bocaux de verre emplis
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