La chambre maudite
mendiants.
Isabeau ne comprenait rien. Elle finit par ouvrir la bouche et articula, désorientée :
– Mais de quoi parles-tu ?
Bertille éclata de rire une nouvelle fois, au point de devoir s’asseoir sur le rebord du lit pour extirper un mouchoir de sa manche et s’en servir bruyamment.
– Oh ! oui, gloussa-t-elle, tu me plais, tu me plais. Repose-toi, lança-t-elle, je viendrai te chercher plus tard.
« Folle, se dit Isabeau, cette pauvre fille est folle ! » Mais avant de franchir la porte, Bertille se retourna et lui lança, les yeux pétillants de malice :
– Je sais pourquoi tu plais au roi ! Tu es belle, Isa !
Et elle sortit dans un éclat de rire qui résonna longuement en décroissant aux oreilles d’Isabeau. Elle acheva sa collation, perplexe, puis s’allongea sur son lit. Alors que le sommeil la gagnait, une voix se superposa à celle de Bertille, une voix qui chantait. Isabeau se redressa en étouffant un petit cri de surprise. « Le nain ! le nain était le roi des fous ! »
– C’est un peu cela, mais en bien plus complexe, approuva le père Boussart, alors que, confortablement installés l’un et l’autre dans un fauteuil, ils devisaient depuis quelques minutes. En réalité, poursuivit-il, il existe à Paris une sorte de royaume dans le royaume avec ses règles, ses lois et sa hiérarchie. On l’appelle la cour des Miracles. La police du roi François sait bien où les trouver, pourtant ils sont insaisissables tant ils connaissent la ville, ses passages secrets et ses cachettes mieux que quiconque. Le peuple les soutient, les prévient, les cache, car ils sont le peuple, ne pratiquant leurs larcins que sur les puissants dont ils se rient sans aucun scrupule. Chaque année, un roi est couronné. Il est choisi souvent pour sa force, mais pas toujours. Depuis deux années le nain Croquemitaine est celui-là, parce qu’il est juste, malicieux, rapide, vif et superbement intelligent. Je connais peu d’esprits aussi éveillés que le sien. Il est aimé, voire adulé par tous, et même notre roi François l’a pris en affection depuis qu’il a refusé d’être son bouffon. « Je ne peux pas accepter, Sire, a-t-il déclaré, vous m’amusez bien davantage que je ne saurais le faire pour vous distraire ! De sorte qu’avant longtemps vous échangeriez votre trône pour le mien ! » Bourbon a bondi pour le faire saisir et pendre, mais le roi François s’est contenté de rire franchement, saluant non seulement l’audace mais aussi l’à-propos de Croquemitaine. Il a interdit à quiconque de lui faire le moindre mal sous peine de mort, et a accepté sa décision en arguant qu’un esprit aussi bien tourné méritait une si grosse tête pour de si petits pieds. A défaut, il a engagé le cousin de Croquemitaine, un nain surnommé Triboulet.
– Le roi François a de l’humour, sourit Isabeau qui n’avait aucun mal à imaginer la scène.
– C’est un bon vivant, approuva le père. Mais tout cela nous éloigne du motif de votre séjour, mon enfant. L’abbé Antoine, qui est un vieil ami, m’a raconté votre triste aventure – Isabeau se rembrunit dans son fauteuil, mal à l’aise – ; rassurez-vous, nul à part moi ne connaît votre secret et il en restera ainsi. Il est temps de vous ouvrir à la vie et de tourner la page sur ces années. Vous êtes une jolie femme et vous pourriez aisément vous perdre à Paris. Il vous faudra donc me faire confiance. Je veillerai sur vous et, si j’en crois Bertille, Croquemitaine m’y aidera. Savez-vous coudre et broder ?
– J’ai su, répondit Isabeau en se souvenant amèrement du trousseau qu’elle avait amoureusement confectionné avec sa grand-mère dans l’attente de ses noces.
– Vous saurez encore, croyez-moi. Vous avez simplement besoin de reprendre confiance en vous. Le roi François lance une nouvelle mode, sous l’impulsion de jeunes talents italiens, et les ateliers de lingerie manquent de main-d’œuvre. Dame Rudégonde est une des préférées du roi, elle cherche une apprentie qui comprenne vite et ne craigne pas la besogne. Il ne faudra cependant pas annoncer publiquement que vous avez été mariée car la règle de la corporation est stricte : aucune apprentie ne doit être mariée ni veuve. Mais dame Rudégonde est une personne généreuse, elle a estimé que vous n’avez pas été mariée suffisamment longtemps pour transgresser cette loi. Si vous ne dites rien, elle
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