La chambre maudite
distinguer quoi que ce soit dans cette tempête, mais Corichon insista. Et finalement Philippus la vit. Ce n’était qu’une lueur, mais elle traversait la nuit au gré des nuages bas que le vent poussait. Son cœur bondit de joie. C’était à n’en pas douter un de ces feux qui brûlaient au sommet des tours de guet pour servir de repère aux voyageurs égarés. Il donna une tape affectueuse sur l’épaule de son valet, chassant de son mantel quelques pouces de neige.
– Allons, hurla-t-il, nous sommes au but, l’ami.
Ragaillardis par cette pensée, ils reprirent la route.
Une heure plus tard, la muraille de pierre se dressait devant eux, cernée par des brûlots aux quatre tours de la dernière de ses enceintes. Un guetteur avait dû les apercevoir car la herse se leva pour les laisser passer. Ils franchirent la deuxième porte le sourire aux lèvres, et pénétrèrent dans l’enceinte du château.
Quelques minutes après, débarrassé de son mantel et de ses mitaines, qui grâce à la chaleur avaient fini par se décoller de ses doigts gonflés, Philippus s’inclinait respectueusement devant Antoinette de Chazeron pour lui demander hospitalité.
Philippus s’écroula sur la couche que son accueillante hôtesse avait fait mettre à sa disposition. Dans la cheminée généreuse, un feu crépitait en striant l’obscurité d’étincelles. A même le sol, étendu sur une paillasse de laine, son valet ronflait puissamment, le ventre saburré comme le sien de la substantielle collation qu’on leur avait servie. Philippus sentit les extrémités de son corps raidi par le froid le picoter, mais cela ne le gêna pas. Epuisé, il s’endormit d’un trait en remerciant le Seigneur de sa providence.
Au matin de ce 5 novembre 1515, la neige tombait toujours. Jetant un coup d’œil par la fenêtre, Philippus jugea que les traces de leur passage avaient disparu sous une couche épaisse de deux bonnes coudées. Son intuition lui disait qu’il devrait sans doute séjourner là plus longuement qu’il n’y avait songé. Curieusement, il n’en fut pas chagriné. Depuis trois semaines qu’ils étaient en chemin dans la grisaille, le froid et la tempête, il avait rêvé plus d’une fois de la quiétude d’une demeure que, malgré lui, ses souvenirs identifiaient à celle de Michel.
Philippus s’étira longuement puis enjamba son valet qui ronflait toujours. D’un pas alerte, il sortit de la chambre. Guidé par des éclats de voix, il parvint au seuil de la salle commune et s’avança, affable.
Un matinel était dressé sur la table qui constituait la pièce maîtresse du lieu. Installés sur des bancs, trois personnages gros et replets parlaient fort, se rengorgeant d’un savoir qu’ils s’envoyaient au visage comme des injures pour se donner de l’importance. Philippus eut tôt fait de diagnostiquer leur mal : ils étaient tous trois médecins. En face d’eux, Antoinette de Chazeron semblait les entendre sans vraiment les écouter. Elle paraissait lasse, et Philippus se fit réflexion qu’il lui faudrait peu de temps à lui aussi pour s’agacer de ces façons. En bout de table, il reconnut le prévôt qui l’avait accueilli et auquel il s’était présenté selon l’usage. Comme la veille, l’homme paraissait soucieux. Autour d’eux, affairée et silencieuse, Albérie servait du lait chaud dans des chopes de terre cuite joliment décorées. Philippus la reconnut aussitôt, elle aussi. C’était elle qui, la veille, les avait accompagnés avec son valet jusqu’à leur chambre. Elle leur avait souhaité une bonne nuit, et il se rappelait avoir frémi à l’insistance de son regard étrange sur la patte de loup naturalisée qu’il portait à la ceinture. Il avait failli lui expliquer qu’il avait trouvé l’animal pris dans un piège, deux années auparavant. C’était une femelle au ventre de laquelle trois louveteaux tétaient goulûment malgré l’infortune de la mère. Elle avait dû se faire piéger en conduisant ses petits à leur première chasse. Elle était épuisée et avait déjà à demi rongé sa patte pour se libérer. Philippus n’avait pas hésité. Malgré sa crainte et les grognements de la bête, il avait ouvert la mâchoire de fer pour l’en délivrer. La louve s’était éloignée sans le laisser tenter quelque chose pour la soulager. Sa patte n’était plus qu’un moignon, le morceau sectionné à l’os était resté. Philippus l’avait ramassé
Weitere Kostenlose Bücher