La chambre maudite
sans nul doute à Paris la personne la mieux informée, et le plus vite. C’est une autre des raisons pour lesquelles la noblesse vient chez moi. Ils sont au courant des activités du roi et des tendances de la mode avant les autres. De fait, l’influence italienne ne tardera pas à se faire sentir dans tout le pays, et je veux être la première, oui la première, à proposer au roi dès qu’il reviendra ce qu’il imagine lancer demain.
Rudégonde éclata d’un rire fier, tout en entraînant Isabeau par la main. Dans un angle de l’atelier de confection, de splendides étoffes moirées entrelacées de fils d’or étaient posées en rouleau sur une table finement polie pour ne pas risquer d’effiler la toile.
– Elles sont arrivées hier. Le roi les a regardées avec envie, et mes informateurs se sont empressés de conclure l’affaire pour moi selon nos accords. Voici pourquoi j’ai besoin de vous, Isabelle. Le père Boussart, sans me raconter votre histoire, m’a assuré que vous souhaitiez plus que tout vous faire une place et regagner votre rang. J’ignore par quelle déconvenue vous en avez déchu. Je sais trop pour ma part combien nous sommes, nous les femmes, le jouet des hommes. Je ne vous demanderai donc rien et n’attends aucune confidence. Dans quelques mois, quelques années peut-être, je veux faire de cet endroit le passage obligé de tous et toutes en ce royaume. J’ai donc nécessité de me reposer dès aujourd’hui sur une personne de confiance. On m’a dit grand bien de vous et, ma foi, votre innocence me plaît, ajouta-t-elle en clignant un œil complice.
– Je ne vous décevrai pas.
– Bien. Vous aurez cinq sols par jour. C’est peu, mais cela vous motivera à apprendre. Dès que vous saurez broder, piquer et assembler autant que celles-ci – elle désigna les trois ouvrières – vous serez augmentée. Cela progressivement jusqu’à trois écus par semaine avec le couvert et le gîte. Mais ce ne sera probablement pas avant quelques mois. Et il vous faudra travailler dur, avoir parfois les mains usées tout en gardant le doigt agile et le point régulier. C’est au sang de mes plaies autant qu’à la sueur de mon front que je dois ma place. Vous devrez mériter la vôtre. Je ne vous ferai pas de cadeaux, Isabelle, jamais, car pour pouvoir un jour m’en remettre totalement à vous, il me faudra sonder votre courage, votre obstination et surtout, oui surtout, votre abnégation. Ce métier vous offrira richesse, gloire et respect si vous lui abandonnez tout pour renaître dans son humilité. Quoi qu’on ait pu vous raconter sur moi, c’est vrai, mais pas autant que le travail qu’il m’a fallu fournir pour en arriver à mes fins.
Isabeau hocha la tête. Elle comprenait sans peine ce que voulait dire Rudégonde. N’avait-elle pas mis quinze ans pour atteindre son but ? Elle se sentait prête à tous les sacrifices pour retrouver une vie normale ; ses plus grandes souffrances étaient derrière elle. Il n’y avait rien désormais qu’elle ne pourrait endurer.
– Je me conformerai à vos exigences, dame Rudégonde, affirma-t-elle en redressant la tête, jusqu’à tomber et ramper s’il le faut, mais avant qu’il soit longtemps, je vous en fais serment, vous pourrez compter sur moi autant que sur vous-même.
Rudégonde la considéra avec respect.
– Nous allons nous entendre, Isabelle de Saint-Chamond, oui, j’en suis convaincue. C’est la providence qui vous a mise sur mon chemin à travers le père Bous-sart. Un saint homme sans nul doute, je regrette qu’il doive encore cacher ses pensées au regard de ses pairs.
Isabeau la dévisagea sans comprendre. Rudégonde poursuivit :
– Bien sûr, vous ignorez tout des courants de pensée qui animent l’ombre. On parle peu de tout cela en province.
Isabeau déglutit péniblement. Pourquoi soudain avait-elle le sentiment que toutes ces bontés cachaient quelque mystérieuse tache ? N’allait-on pas se servir d’elle une fois encore ?
Rudégonde perçut probablement son trouble, car elle la couvrit aussitôt d’un sourire chaleureux :
– Tout cela ne vous concerne point, Isabelle. L’abbé Boussart est un de ces ecclésiastiques qui apprécient peu l’opulence de certains prélats dont fait partie son supérieur hiérarchique. Ce clergé dominant n’applique les préceptes du Seigneur que pour maintenir ses propres privilèges tant il est bouffi d’orgueil et de richesses.
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