La chance du diable
de l’intérieur avaient donné un coup de poignard dans le dos à ceux qui combattaient sur le front. Toute sa vie politique, il l’avait consacrée à effacer les effets de cette catastrophe et à en éliminer toute répétition possible au cours d’une nouvelle guerre. Et voici que cette traîtrise avait resurgi sous une forme nouvelle, non pas du fait de subversifs marxistes menaçant de l’intérieur l’effort militaire, mais d’officiers de la Wehrmacht qui avaient été tout près de miner l’effort de guerre sur le front intérieur. La suspicion avait toujours été chez Hitler une seconde nature. Mais les événements du 20 juillet allaient transformer cette méfiance latente en certitude viscérale : tout autourde lui, dans l’armée, ce n’était que traîtrise et sédition, tous ne cherchaient une fois de plus qu’à poignarder dans le dos une nation engagée dans un combat de Titans pour sa survie même.
Outre sa soif de vengeance brutale, l’attentat raté acheva de le convaincre que la destinée guidait ses pas. La « Providence » se tenant à ses côtés, imaginait-il, sa survie était à ses yeux la garantie qu’il accomplirait sa mission historique. Il devait plus que jamais céder au messianisme. « Ces criminels qui ont voulu m’éliminer n’ont aucune idée de ce qu’il serait advenu du peuple allemand, dit Hitler à ses secrétaires. Ils ne connaissent pas les plans de nos ennemis, qui veulent annihiler l’Allemagne afin que jamais plus elle ne puisse renaître. S’ils croient que les puissances occidentales sont assez fortes sans l’Allemagne pour tenir le bolchevisme en échec, ils se leurrent. Il faut que nous gagnions cette guerre. Sans quoi l’Europe sera livrée au bolchevisme. Et je veillerai à ce que personne d’autre ne puisse me retenir ou m’éliminer. Je suis le seul qui sache le danger, et le seul qui puisse l’empêcher. » Pareils sentiments rappelaient, par un effet de miroir déformant, la figure wagnérienne du rédempteur, du héros qui seul pourrait sauver de la catastrophe les détenteurs du Graal, mieux encore le monde lui-même : un Parsifal moderne.
Une fois de plus en quête de sa place dans l’Histoire et cherchant à savoir pourquoi la voie de la destinée avait plongé l’Allemagne dans la tragédie, au lieu de lui donner une victoire glorieuse, il trouva, outre la traîtrise de ses généraux, une autre raison : la faiblesse du peuple. Si l’on en croit Speer, Hitler laissa entendre à cette époque que le peuple allemand ne le méritait peut-être pas, qu’il s’était sans doute révélé faible et n’avait pas réussi son épreuve devant l’Histoire et qu’il pouvait être en conséquence condamné à la destruction. Alors qu’en public comme en privé il avait toujours affiché un optimisme indéfectible sur l’issue de la guerre, on a ici l’un des rares signes qu’il envisagea bel et bien, fut-ce momentanément, la possibilité d’une défaite totale.
Si chaque fois qu’il apprenait les tout derniers revers il continuait de jouer à la perfection le rôle du Führer en présentant d’instinct et avec insistance la situation sous un jour avantageux, il entrevoyait aussi la signification du succès du débarquement des Alliés en Normandie, de l’effondrement dramatique du front est qui laissait l’Armée rouge tout près des frontières du Reich, du bombardement incessant que la Luftwaffe était totalement incapable d’empêcher, de la supériorité écrasante de l’arsenal comme des matières premières des Alliés, et des rapports lugubres faisant état d’une pénurie de plus en plus critique de carburant. Kluge et Rommel avaient tous deux pressé Hitler de mettre un terme à une guerre qu’il ne pouvait pas gagner. Mais il persista à balayer d’un revers de main toute idée de demander la paix. La situation « n’était pas encore mûre pour une solution politique. Espérer un moment politique favorable pour faire quelque chose en un temps de sévères défaites militaires est naturellement puéril et naïf », déclara-1-il le 31 août 1944 lors d’un briefing avec ses généraux. « Des moments pareils peuvent se présenter quand vous avez des succès. » Mais où le succès avait-il quelque chance d’être au rendez-vous ? Il en était réduit à invoquer sa certitude qu’à un moment ou à un autre la coalition alliée se briserait sous le poids de ses tensions
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