La chance du diable
intérieures. Si rude que fût la situation, il suffisait d’attendre ce moment.
« Surtout depuis 1941, ma tâche a été, poursuivit-il, de ne jamais perdre mon sang-froid. » Il ne vivait que pour mener à bien ce combat puisqu’il savait qu’il ne pourrait être gagné que par une volonté de fer. Loin de répandre cette volonté d’airain, les officiers de l’état-major général l’avaient miné en ne propageant que le pessimisme. Mais le combat se poursuivrait, si nécessaire jusqu’au Rhin. Une fois de plus, il évoqua l’un de ses grands héros de l’Histoire. « En toutes circonstances, nous poursuivrons la lutte jusqu’à ce que l’un de nos foutus adversaires, comme disait Frédéric le Grand, se lasse de combattre et que nous obtenions une paix qui assure l’existence de la nation allemande pour cinquante ou cent ans et, par-dessus tout, ajouta-t-il en revenant à l’une de ses obsessions centrales, qui ne souille pas notre honneur une seconde fois comme en 1918. » Cette pensée le conduisit à évoquer directement l’attentat et sa survie. « Le destin aurait pu prendre un tour différent, reprit-il non sans pathos. Si ma vie avait pris fin, ce n’eût été pour moi personnellement, pour- rais-je dire, qu’une libération de mes soucis, de mes nuits d’insomnie et d’une grave tension nerveuse. En une simple fraction de seconde, vous êtes libéré de tout cela et vous avez droit au repos et à la paix éternels. Du simple fait que je suis encore en vie, il me faut néanmoins remercier la Providence. »
Malgré leur caractère un peu décousu, le sens de ces réflexions était assez clair : une paix négociée ne saurait être envisagée qu’en position de force (chose qui, en tout réalisme, était inimaginable) ; l’unique espoir était de tenir jusqu’à l’effondrement de la coalition alliée (mais le temps et l’énorme déséquilibre des ressources matérielles n’étaient guère du côté de l’Allemagne) ; son rôle historique, tel qu’il le considérait, était d’écarter toute possibilité de capitulation analogue à celle de novembre 1918. Lui seul s’interposait entre l’Allemagne et la catastrophe, mais, quelles qu’en fussent les conséquences pour la nation allemande, le suicide le libérerait en une fraction de seconde. Dans l’extraordinaire perspective qui était la sienne, sa mission historique était de poursuivre le combat jusqu’à la destruction totale – voire l’autodestruction – afin d’empêcher un nouveau « novembre 1918 » et d’effacer le souvenir de cette « honte » nationale. C’était une tâche autrement plus glorieuse que de négocier une paix en position de faiblesse, ce qui ne pourrait que les couvrir de honte, lui et le peuple allemand. C’était au fond une manière de reconnaître que l’heure où il serait acculé approchait et qu’il ne reculerait devant rien dans une lutte qui risquait fort de finir dans l’oubli ; où, pour toute vision grandiose, il ne restait plus que la quête de la grandeur historique, même si le Reich et son peuple devaient par la même occasion périr dans les flammes.
Cela signifiait en même temps qu’il n’y avait aucune issue. L’échec du complot pour éliminer Hitler anéantit la dernière chance de parvenir à une fin négociée de la guerre. Pour les Allemands, c’était la promesse d’une destruction presque totale de leur pays. Quelles que fussent leurs diverses réactions aux événements du 20 juillet et à leurs suites, les Allemands ordinaires allaient voir, au cours des huit prochains mois, leurs villes dévastées par des raids aériens implacables contre lesquels ils étaient pour ainsi dire sans défense. Ils allaient connaître la perte douloureuse d’êtres chers qui menaient une guerre manifestement vaine contre des forces ennemies d’une supériorité écrasante. Ils allaient devoir subir des privations toujours plus aiguës et être soumis à une peur et une répression toujours plus fortes entre les mains d’un régime que rien n’arrêtait. Les horreurs de la guerre que l’Allemagne avait infligées au reste de l’Europe se retournaient maintenant contre le Reich, quoique sous une forme autrement plus douce. La résistance ayant été écrasée et les dirigeants du pays étant incapables d’apporter la victoire ou de conjurer la défaite tout en se refusant à essayer d’obtenir la paix, la seule libération passait
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