La chance du diable
approuver les purges de Staline. On enrageait que les fardeaux de la « guerre totale » n’eussent pas été également répartis ; que trop de gens eussent pu s’y soustraire. Il fallait les faire rentrer dans le rang, si rudes que pussent être les mesures impératives pour y parvenir. Quels que fussent les sacrifices nécessaires pour apporter à la guerre une issue rapide et victorieuse, ils seraient alors volontiers consentis.
L’échec de l’attentat réveilla la ferveur du soutien à Hitler en Allemagne même, mais aussi parmi les soldats du front. Parmi les prisonniers de guerre capturés par les Alliés en Normandie, par exemple, on observa une recrudescence des expressions de foi en Hitler. Et la censure militaire qui avait épluché quarante-cinq mille lettres de soldats ordinaires du front en août 1944 signala que « beaucoup exprimèrent leur joie que le Führer eût survécu ». Il n’y avait aucune obligation d’évoquer l’attentat contre Hitler dans les lettres aux siens. Le sentiment prohitlérien était sans nul doute authentique.
Quatre jours après qu’eut explosé la bombe de Stauffenberg, les rapports de police insistaient encore sur la condamnation quasi unanime de la tentative d’assassinat et la joie que le Führer fut indemne. Cependant, quelques voix discordantes se firent timidement entendre. « L’attentat n’a suscité une vive réprobation que dans des cas totalement isolés », assurait-on. À Halle, on avait arrêté une femme qui disait regretter l’issue de l’attentat. À Vienne, une autre avait observé qu’il fallait bien que cela arrive un jour tant la guerre était longue. En revanche, toujours selon ces rapports, même les secteurs « politiquement indifférents » de la population réagissaient avec flamme à de pareils propos.
Dans l’éventualité de leur échec, les conjurés eux-mêmes avaient parfaitement prévu ce retour de flamme au profit de Hitler et la condamnation féroce de ceux qui avaient voulu attenter à la vie du Führer que l’on mesure à travers les rapports de police. Tout cela mettait en évidence le réservoir de popularité dont disposait encore Hitler et dans lequel on pouvait puiser pour soutenir le régime à un moment critique, alors même que le cours de la guerre prenait un tour de plus en plus clairement catastrophique.
La popularité de Hitler, cependant, avait sans conteste décliné au cours des deux années précédentes. De plus en plus, on avait eu tendance à le blâmer personnellement des misères d’une guerre qui menait avec une quasi-certitude à la défaite. On a donc du mal à imaginer que l’unanimité des sentiments de joie mentionnée par les rapports de police parce qu’il était sorti indemne de l’attentat fut un reflet exact des vues de la population allemande dans son ensemble. Ces rapports se faisaient indubitablement l’écho d’une opinion largement répandue, qui signalait en fait un regain des sentiments prohitlériens. Mais les opinions que les informateurs purent entendre étaient sans doute celles du gros des fidèles du régime, des nazis fanatiques et de tous ceux qui étaient soucieux d’afficher leur soutien ou de chasser le soupçon qu’ils pourraient être critiques à l’égard de Hitler. Les gens qui avaient des idées moins positives étaient bien inspirés de les garder pour eux, surtout à un moment aussi délicat. Les fortunes de la guerre s’étant dégradées, le châtiment des remarques imprudentes était devenu plus draconien. À la fin du mois de juillet 1944, il était pour ainsi dire suicidaire d’affirmer tout haut regretter que Hitler eût survécu. Il s’en trouva cependant pour prendre le risque. À Berlin, un conducteur de tram risqua un commentaire bref, mais caustique sur le discours que Gœbbels avait prononcé le 26 juillet à la radio pour fustiger les conjurés. « Tout ça est à vomir », observa-t-il. Il semble qu’il s’en soit tiré.
Les sentiments critiques ne pouvaient être exprimés en toute sécurité que dans l’intimité, parmi les siens ou les amis proches. Le 21 juillet, par exemple, un garçon de seize ans à peine se confia aux pages du remarquable journal qu’il tenait dans le grenier de sa maison, près de Hambourg : « Tentative d’assassinat contre Hitler ! Hier, un attentat à l’explosif a été commis dans son bureau. Malheureusement, ce salaud en est sorti indemne. [...] La nuit dernière, à
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