La chapelle du Diable
et aux autres leurs terres, mais cela prouvait qu’il pouvait exister une forme
de justice et que son métier d’avocat avait peut-être sa raison d’être, ce qu’il
avait mis sérieusement en doute ces dernières années… Il avait eu vent que
l’homme de la compagnie, celui qui, à Roberval, lors de l’inondation de 1928,
avait refusé de prêter les barques, celui qui avait trompé le comité de défense
en leur faisant miroiter un arrangement financier, celui qui s’était acoquiné
avec la banque et l’avait poussée à procéder à l’encan de Ti-Georges, cet homme,
vil artisan de l’injustice, se cachant derrière les arguments du pouvoir et
choisissant le camp de l’argent, était mort. Il s’était pendu. Henry avait pensé
lerévéler hier à la plage, mais il s’était tu. Cet homme avait
travaillé dans l’ombre, honteusement ; que sa mort reste dans l’ombre aussi. Il
chassa ces troublantes pensées et protégea Laura qui venait de se cacher
derrière son dos en pleurnichant :
— Z’ai peur, l’abeille a va me piquer, mononcle Henry.
— Ben non, ma puce, si elle se sent pas attaquée, elle te touchera pas. Une
abeille, ça pique juste pour se défendre. La prochaine fois, tu bouges pas pis
tu la laisses voler, promis ?
— Ze te l’promets.
Henry sourit. Il aurait dû tout abandonner, se marier lui aussi, vivre à la
campagne. Et se moquer de qui serait au pouvoir… Certains croyaient que c’était
du pareil au même, un parti ou l’autre, libéral ou conservateur, Godbout ou
Duplessis, peut-être avaient-ils raison ? Peut-être que l’important, c’était de
rassurer une petite fille et non de démasquer la fourberie d’un premier
ministre…
Arrivée chez Ti-Georges, Julianna se transforma en véritable général. Elle fit
prendre aux enfants Gagné le même attirail de seaux et de pots vides. Puis, elle
ordonna à la troupe de la suivre au fond du jardin, à l’endroit où une dizaine
de longs rangs de pommes de terre s’alignaient. Là, elle forma des équipes de
deux, prenant la peine de placer un grand avec un petit pour essayer d’établir
l’équilibre des forces. Ensuite, Julianna cala au bout de chaque rang un pot de
vitre, remit un seau par équipe et les fit aligner à l’autre extrémité du rang.
Ti-Georges bougonna, se demandant où sa sœur voulait en venir avec ses
enfantillages et déclara qu’il n’avait pas de temps à perdre, lui ! Elle lui
rétorqua d’être patient pour une fois et elle expliqua les règlements.
— On va faire une course. La première équipe qui remplit son pot au complet de
bebittes à patate va gagner... euh va gagner uneboîte de sucre
à crème ! J’vas vous montrer comment faire.
Julianna prit un des seaux, le mit sous une branche d’un plant. Les pommes de
terre étaient agréables à cultiver. Julianna avait un malin plaisir à les
récolter. Le légume se cachait dans la terre et à chaque coup de pelle, c’était
une joie de découvrir, tels des trésors enfouis, de nombreux tubercules. Elle
revint à son concours.
— Alors vous secouez la branche pour faire tomber les bebittes dans le seau.
Pis quand y est plein, vous courez le vider dans votre bocal. Pis fermez comme
il faut le bouchon. C’est pas compliqué, attention, à mon signal !
Ce fut une folle débandade. Ti-Georges traita sa sœur de folle et refusa de
prendre part au concours. Julianna traita son frère de saint Thomas. Elle lui
promit qu’il serait étonné quand ses rangs de patates seraient nettoyés dans le
temps de le dire. Ti-Georges ronchonna en s’en allant.
— Bateau, faire un jeu dans mes patates astheure. Comme si y manquait
d’ouvrage...
Julianna laissa s’éloigner son frère en souriant. Pourquoi ne pas jouer tout en
travaillant ? Ce n’était pas un péché tout de même ! En bon chef, elle alla de
rang en rang surveiller et aider les équipes les plus faibles. Elle prit le
temps d’observer le duo que formaient Henry et son Mathieu. Henry s’était avéré
un ami précieux, un parrain attentionné, un avocat redoutable. Elle avait cru
tout gâcher avec ses enfantillages lors de la soirée du bal et avait craint
qu’il ne prenne ses distances. Heureusement, Henry n’en avait rien fait. Il
n’était pas sur leur chemin pour rien. Il élevait leur esprit, leur faisait voir
un peu plus clair
Avec Henry,
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