La chapelle du Diable
elle pouvait émettre des opinions, il ne la faisait pas sentir
comme une imbécile. Encore la veille au soir, ils étaient revenus sur le sujet
de l’émancipation de la femme, le sujet préféré de Marie-Ange. Henry leur avait
appris que depuis quelques années, les femmes avaient le droit de toucher leur
propre salaire. On ne savaitpas qu’avant, la paye d’une femme
mariée était remise directement au mari qui la dépensait comme il le voulait. Il
n’était pas rare qu’une pauvre ouvrière d’usine, travaillant dans des conditions
inhumaines, ne voie jamais la couleur de son argent ! Julianna essaya de se
souvenir… Comment en était-on venu à parler de la condition des femmes ? Ah oui,
on avait discuté du futur mariage de Léonie et de ce que son union avec monsieur
Morin impliquerait pour La belle du lac… Le cœur lui serra à la pensée de
Léonie. Il y avait plus d’un an qu’elle ne l’avait vue. Leur correspondance
était restée régulière, mais le contenu des lettres était devenu plus réservé,
plus froid.
Julianna sortit de ses pensées au cri de Laura qui venait de renverser son
bocal. François-Xavier se releva, prit son mouchoir et, retirant sa casquette,
s’épongea le front en regardant, désolé, sa coéquipière pleurer sur sa
déconvenue. Jamais il n’aurait cru participer à un jeu si enfantin. Il n’y avait
que sa Julianna pour avoir des idées pareilles ! Sa femme était unique. Après
onze ans de mariage, elle était encore un mystère pour lui. Il jeta un œil sur
Henry. Aimait-il Julianna ? Elle aurait dû épouser ce premier prétendant. Il lui
aurait offert la vie dont elle rêvait à Montréal. Il l’aurait laissée être
professeur de musique. Quand François-Xavier l’avait épousée, il était fier de
sa belle grande maison sur la Pointe, toute neuve, construite pour une
princesse. Sa fromagerie était moderne, à l’avant-garde... Avec rage, comme
chaque fois qu’il ressassait cet échec, il remit sa casquette. D’un léger signe
de tête, Henry lui fit comprendre que lui aussi avait chaud. François-Xavier
rassura sa fille Laura. Il lui dit que ce n’était pas grave, qu’ils
rattraperaient leur retard, malgré l’accident, et il ajouta, en défiant Henry,
que leur équipe serait gagnante. L’avocat releva le défi en invitant Mathieu à
redoubler d’effort. Les deux hommes se mirent à travailler à une vitesse folle
et s’acharnèrent à récolter les minuscules insectes avec une ardeur que seule
l’envie de gagner un peu de sucre à la crème ne pouvait justifier.
Au mois d’août, le départ de Henry coïncida avec l’arrivée des
premiers malaises ressentis par Julianna. Elle était enceinte de son septième
enfant, malgré l’allaitement prolongé de Léo qui, à treize mois, prenait encore
une tétée soir et matin. Cette nouvelle grossesse n’augurait rien de bon.
Julianna n’avait aucune énergie. Elle ressentait des crampes dans le ventre
comme avant ses menstruations. En plus, elle avait des pertes presque noires qui
tachaient ses sous-vêtements. Elle fut soulagée que ses trois plus vieux
reprennent l’école. Laura était pleurnicharde mais ne déplaçait pas d’air.
Jean-Baptiste, on n’avait qu’à le tenir occupé à manger et il était heureux.
Depuis que Léo marchait, ses coliques avaient un peu diminué et son dernier
pleurait moins.
Noël fut tranquille. Julianna ne se sentait pas la force de tenir de grandes
réjouissances. François-Xavier avait accepté l’invitation de Ti-Georges à venir
réveillonner chez lui. Rolande les avait reçus royalement. Les cousins s’étaient
bien amusés ensemble. Julianna s’était contentée de bercer Antoinette qui allait
avoir bientôt un an. Elle s’extasiait à quel point cette petite-là était
magnifique et calme comme un ange !
— Tout le contraire de mon Augustin, avait répliqué Rolande en voyant le fils
né de son premier mariage faire des colères monstres pour un oui ou un
non.
Antoinette, bien installée sur les genoux de Julianna, jouait avec une poupée
que celle-ci lui avait tricotée à titre de marraine. Julianna refit des
compliments sur la beauté de sa filleule.
— Elle est frisée comme son père mais à elle ça lui va bien, plaisanta-t-elle.
Elle a vraiment beaucoup de Gagné dans le nez.
Assis à la table, François-Xavier accepta un
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