La chapelle du Diable
expulser un petit cadavre gris, figé, qui
avait donné à Julianna l’impression d’être en cire comme les statues d’église.
Par acquit de conscience, le médecin chercha un battement de cœur. Pendant un
moment, elle n’avait pas voulu croire le lugubre constat du docteur. Il s’était
trompé, son machin ne fonctionnait pas, il était sourd ou son bébé ne faisait
que dormir ! Mais le silence, le maudit silence lui avait enlevé tout espoir. Le
silence de son ventre, le silence de son bébé une fois sorti, celui du médecin
qui entourait son petit garçon mort-né dans une couverture, l’enlevait de sa
vue, le remettait à Ti-Georges, appelé pour venir se débarrasser de la
dépouille. Le silence dans lequel on l’avait entourée et laissée se
reposer.
Elle dut pleurer en silence, se remettre de son accouchement en silence. Son
fils fut enterré en silence, sans prêtre, sans cérémonie, sans parole d’adieu.
Il serait à jamais dans les limbes et si Julianna n’avait jamais vraiment
compris à quoi ressemblait ce fameux endroit entre le paradis et l’enfer, elle
le sut. C’était le royaume du silence. Plusieurs heures après l’accouchement,
Julianna prit son nécessaire à correspondance et commença une missive à
l’intention de son mari. Elle avait à peine commencé qu’elle changea d’idée.
Comment annoncer cette terrible nouvelle à François-Xavier ? Quels mots
employer ? De toute façon, il risquait d’arriver en même temps que la lettre.
Elle décida d’attendre son retour et de lui annoncer en personne la perte de
leur enfant. Elle déchira la feuille, en prit une nouvelle et la destina à sa
marraine. Elle avait envie de hurler que ses prières n’avaient rien donné, que
ce n’était qu’un tas de mensonges, que ce n’était pas juste, qu’on refusait le
baptême à son bébé parce qu’il était mort-né. Son bébé méritait un nom ! Il
avait existé, il avait été aimé ! Alors, en une simple phrase, elle relata, tel
un fait divers, la perte de son bébé et passa à d’autres sujets. Là aussi, le
silence dicta ses mots. Elle parla de Léo qui avait toujoursdes
difficultés avec la nourriture, écrivit que Jean-Baptiste, au contraire, était
bien rondelet, que Laura commencerait l’école à l’automne et qu’elle se
demandait comment sa chétive fillette se débrouillerait. Elle raconta à quel
point Mathieu et son chien Baveux étaient inséparables et se réjouit que son
fils semblait plus souriant et détendu mais qu’il resterait certainement
toujours un solitaire. Et Yvette, que dire de sa Yvette qui ne cessait de
l’étonner par ses remarques de grande personne. Elle raconta qu’on venait de
fêter son neuvième anniversaire et que l’enfant était de plus en plus
déterminée. Elle indiqua que Pierre allait avoir onze ans et que mademoiselle
Potvin lui faisait toujours la vie dure à l’école. Elle rédigeait mécaniquement,
comme on parle de la pluie et du beau temps. Elle donna des nouvelles de
Ti-Georges et de Rolande, lui apprit que celle-ci attendait encore un nouveau
bébé pour le mois de novembre et qu’elle vomissait autant qu’aux deux autres
grossesses. Elle n’oublia pas Augustin et Antoinette, précisant qu’ils se
portaient bien, et ajouta un mot sur les jumeaux, aussi malcommodes qu’avant,
sur Samuel qui restait le même et sur Sophie et Elzéar. Elle se désola de ne pas
entendre parler de Jean-Marie. Marie-Ange l’embrassait, le curé lui disait ses
bonnes pensées, les Dallaire aussi. À la fin, elle ne sut plus quoi raconter,
elle se prépara donc à conclure. Quand vint le moment de signer sa missive, un
serrement la prit à la poitrine, et au lieu de l’habituel mot de courtoisie,
elle écrivit en grosses lettres par-dessus tout son insipide texte : « VENEZ, JE
VOUS EN PRIE ! » Julianna éclata en sanglots et signa de ses larmes l’appel au
secours qui s’étalait de travers sur toute la largeur de la feuille.
Léonie s’affaissa sur le bord de son lit. Elle venait de recevoir la missive de
Julianna. La teneur de sa lettre et la demande urgente que Léonie se rende
auprès d’elle avaient donné un terrible choc à lamère adoptive.
Julianna avait perdu son bébé. Comment se faisait-il que le frère André lui
avait refusé cette prière ? Elle avait dû faire quelque chose de mal. On
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