La chapelle du Diable
l’affront. Elle prit sur elle. Relevant la tête, elle s’adressa
au visiteur d’un air de princesse.
— Monsieur Ouellette, j’vas aller voir si votre femme va bien, inquiétez-vous
pas.
François-Xavier reconnaissait là sa femme. Son fameux petit nez en l’air… Dieu,
comme il l’aimait ! Il aurait voulu avoir le temps de lui dire qu’il regrettait
ses paroles.
— Julianna… commença-t-il.
Sa femme lui jeta un regard froid et hautain. Sans un mot, elle se détourna et
remonta à l’étage.
François-Xavier soupira.
— Allons-y, monsieur Ouellette, on a assez tardé.
Jamais François-Xavier n’aurait cru être témoin d’un tel
désastre. C’était l’apocalypse dehors. Il ne reconnaissait plus sa ville. Joe et
lui s’étaient hâtés de bien attacher la grande barque de bois à l’envers sur la
carriole après avoir pris la peine de cacher sous elle un long rouleau de corde
et des couvertures. Le trajet prit le double du temps habituel. Les roues
s’embourbaient dans le chemin détrempé. À tout instant, on devait débarquer et
tasser de lourdes branches cassées qui bloquaient la route. La pluie ne
diminuait pas et coulait le long de leur cou. Aucun chapeau, aucun manteau
n’aurait pu la contrer tant elle tombait dru. Ils apportaient de l’aide aux
nombreuses personnes en difficulté qu’ils rencontraient. Le soleil s’était levé
mais les nuages étaient si épais, si noirs qu’il faisait encore sombre. Enfin,
vers l’heure du midi, ils arrivèrent en vue du pont couvert à l’entrée de
Saint-Méthode. Cependant, l’attelage ne put l’emprunter. Le niveau de la rivière
qui bordait le village atteignait les bases de l’imposante structure de bois et
tout portait à croire qu’elle risquait de se faire emporter. Les deux hommes
débarquèrent et restèrent un moment sans voix devant ce désolant spectacle. La
rivière Ticouapé, qui serpentait jusqu’au lac Saint-Jean, refoulait le
trop-plein. Ils mirent la barque à l’eau et entreprirent de ramer à travers le
village.
Le spectacle était ahurissant et si étrange. Des débris flottaient, on
reconnaissait un quai emporté, des branchages et même une table et des chaises.
Alors que Joe expliquait dans quelle direction se situait la maison de sa fille
et de son gendre, ils entendirent un appel à l’aide. Sans même se concerter, les
deux sauveteurs ramèrent vers la provenance de ces cris de détresse.
Sur le perron avant d’une maison, une jeune femme leur faisait de grands signes
de la main. Agrippé à son cou, un petit enfant semblait mourir de peur.
— Ah merci, mon doux Jésus, merci ! dit-elle en les voyant s’approcher.
Elle était au bord de la crise de nerfs.
Plus tard, bien à l’abri dans la chaloupe, elle se présenta. C’était une jeune
veuve qui habitait seule avec son fils. François-Xavier eut le cœur serré en
pensant à Julianna. Il espérait qu’elle était vraiment en sécurité dans la
maison de Roberval. S’il fallait que les événements se gâtent ? Que l’eau monte
encore plus ? Que le vent brise une fenêtre, blesse sa famille ? Il fit son
possible pour chasser ces épouvantables images de son esprit. Il y avait tant à
faire. Tant de gens à secourir… Des femmes en pleurs, il en vit bien d’autres.
Des enfants apeurés, des hommes désemparés, des vieillards ébranlés… Tous
étaient en état de choc, désorganisés, dépossédés.
François-Xavier n’avait qu’une hâte. Celle de revenir auprès des siens et d’en
prendre soin. Tel était son devoir, sa priorité : protéger sa famille, les
rendre heureux. Il songea combien ces deux dernières années avaient dû être
pénibles pour Julianna. En arrivant, dès qu’il aurait une chance, il discuterait
avec elle. Peut-être avait-elle raison et qu’ils devraient aller retrouver
Léonie à Montréal. Peut-être…
Comme elle était inquiète ! La nuit était tombée et François-Xavier n’avait pas
encore donné signe de vie. Madame Ouellette, qui était venue attendre avec elle
le retour de leurs maris, priait avec ferveur, à genoux, devant le crucifix de
la cuisine. Julianna tournait en rond, n’ayant le cœur à rien. La journée avait
été interminable. Sa voisine n’était pas d’agréable compagnie… Dehors, les
éléments se déchaînaient. Les heures avançaient et madame Ouellette
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