La chapelle du Diable
de sa grossesse, on l’avait emmenée, sous un
faux prétexte, chez une lointaine tante paternelle, qui vivait seule, isolée,
dans un village perdu en haut du lac Saint-Jean. Elle y était restée en recluse,
n’ayant pas le droit de sortir ni de parler à quiconque. Lors de l’accouchement,
on n’avait pas fait venir de docteur et la jeune fille avait cru qu’elle allait
mourir, elle qui était en travail depuis des heures. Sa tante ne lui parlait
pas, ne la regardait pas et attendait en silence, assise bien droite sur une
petite chaise, près de la porte, que sa nièce enfante. Dans la cuisine,
Marguerite entendait son père se bercer, les patins de la chaise faisant un
bruit régulier. Sa tante avait dû le prévenir de l’imminence de l’accouchement.
Aucours de sa grossesse, Marguerite avait essayé de se confier
à la femme. Mais celle-ci avait été très claire : elle l’hébergeait, la
nourrissait, rien de plus. Elle avait reçu des ordres de son frère et elle
obéissait. Marguerite se demandait bien ce que son père avait raconté à sa sœur
pour expliquer l’état dans lequel elle se retrouvait. Probablement que
Marguerite était une mauvaise nature et qu’un garçon du voisinage l’avait
déshonorée. Quand, au milieu de la nuit, épuisée, presque inconsciente, elle
accoucha enfin, sa tante coupa le cordon et appela son père. Elle dit à l’homme,
sans émotion, que c’était une fille et, sans un mot, ni aucune douceur, lui
tendit le bébé enroulé dans une serviette. Marguerite se rendit compte que
celui-ci s’apprêtait à quitter la pièce avec son enfant. Elle murmura :
« Non ! »
Son père se retourna. Elle crut lire du remords dans les yeux de l’homme, ou
peut-être était-ce ses propres larmes qui lui brouillaient la vue. Son père
hésita un moment avant de retrouver la dureté de ses traits et de lui
dire :
— De toute façon, est morte, a pas survécu. J’vas aller l’enterrer.
Et il disparut.
Marguerite hurla de toutes ses forces. Elle avait vu sa petite fille bouger,
elle n’était pas morte, elle en était certaine !
Par la porte que son père avait laissée ouverte, elle le vit prendre une pelle
qu’il avait dû placer là exprès. Comme dans un cauchemar, Marguerite n’eut aucun
doute sur ce que son père s’apprêtait à faire. Elle réussit à sortir de son lit
et, se tenant le bas du ventre, s’accrochant aux murs, elle se traîna
littéralement à la suite de son père, la main tendue en implorant de lui
redonner son bébé, mais elle était si faible... Une douleur l’avait saisie et,
accroupie près de la porte d’entrée, elle hurla une dernière fois avant de
s’évanouir. Quand elle se réveilla, elle était couchée en arrière de la
charrette de son père. En silence, celui-ci conduisait le cheval sur le chemin
du retour vers Péribonka. Marguerite avait regardé un instant la voûte céleste
au-dessus d’elle. Il n’y avait pas un nuage et des milliers de petites lumières
brillaient dansle ciel. Les étoiles s’étaient éteintes une à
une aux yeux de l’adolescente. Marguerite n’avait plus vu qu’un immense dôme
noir. Pour la jeune fille, le ciel porterait à jamais le satin noir du
deuil...
Son père ne la toucha plus…
Cette journée avait été la plus longue et la plus éprouvante de toute sa vie,
se dit François-Xavier en arrivant enfin à Roberval en pleine nuit. Il arrêta
son attelage et, épuisé, rassembla son énergie afin d’aider ses passagers à
descendre. Monsieur Ouellette, qui le suivait de près, lui fit un petit signe de
la main et s’engouffra dans l’allée d’en face. Sa fille, son gendre et ses
petits-enfants étaient entassés et serrés les uns contre les autres dans la
charrette. François-Xavier, lui, ramenait la veuve et son fils rescapés ainsi
que deux couples et leurs nombreux enfants. Il espérait que sa Julianna serait
d’accord avec sa décision et qu’elle leur offrirait l’hospitalité.
Sa femme marqua un instant de surprise de le voir arriver avec autant de monde,
mais elle se dépêcha de les mettre à l’aise et d’assurer à ces pauvres gens aux
traits tirés qu’ils étaient les bienvenus. Elle eut un sourire de connivence à
l’adresse de son époux et se mit en frais d’installer le plus confortablement
possible tout ce petit monde. Le salon se transforma en
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