La chapelle du Diable
communiquait
sa nervosité à toute la maisonnée. Même sa petite Yvette, âgée de deux mois,
l’avait perçue et avait été agitée... Julianna laissa sa voisine entamer un
nouveau Pater et alla se poster devant la fenêtre du salon afin de
surveiller à nouveau la route. S’il fallait qu’il soit arrivé quelque chose à
son mari. Julianna ne pouvait s’empêcher d’imaginerles pires
scénarios : un arbre déraciné écrasant l’homme à mort ou encore la fureur du
courant d’une rivière l’emportant à tout jamais loin d’elle. S’il fallait
qu’elle ne le revoie plus ! S’il fallait que la dernière fois qu’elle lui ait
parlé soit pour se disputer, que ses derniers souvenirs soient ces mots durs
échangés...
Elle revit la scène du matin. Elle était venue le rejoindre. Il avait passé la
nuit en bas dans la cuisine à se morfondre. Elle s’était assise sur ses genoux,
lui avait offert de venir la coller, de monter au lit ensemble, de profiter de
ce que leurs enfants dormaient encore pour faire l’amour. Son mari l’avait
repoussée. À ce souvenir, les larmes lui montèrent aux yeux. Peut-être ne
l’aimait-il plus ! Qu’est-ce qu’elle allait devenir ? Tout à coup Julianna crut
discerner un attelage arriver au loin... Ce n’était que l’effet de son
imagination. Une plainte sortit de sa gorge. Elle eut envie de hurler, au bord
de la panique ! Il était mort, elle le sentait ! Peut-être était-ce la fin du
monde que Léonie annonçait tant dans ses dernières lettres ? Ils allaient tous
mourir, ses enfants, tout le monde ! Elle pensa à Ti-Georges et à sa famille.
Est-ce que l’inondation leur causait des dommages à Péribonka ? Étaient-ils en
danger ?
Madame Ouellette apparut à l’entrée de la pièce. Julianna se retourna vers la
femme. Leurs maris étaient quelque part, dehors, dans la nuit, victimes de la
tourmente, bravant le danger pour aider. Les regards angoissés des deux femmes
se rencontrèrent. Elles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre et se mirent
à sangloter de peur. Impuissantes, elles se réconfortèrent mutuellement. Le
malheur unit.
Au contraire de Julianna, Marguerite était calme, malgré la tempête... qui lui
déchirait les entrailles. Elle serra les dents. Elle était une silencieuse. Elle
se disait qu’accoucher était un mauvais moment à passer. Elle préférait respirer
le plus profondément possible et laisser le temps faire son œuvre. Elle
n’admettait pas qu’on la touche etpersonne à part la sage-femme
ou le docteur n’avait le droit d’entrer. Elle ne répondait pas aux questions et
se murait dans sa souffrance. Son travail était toujours très long et ce nouvel
accouchement ne faisait pas exception. Au début de la nuit, elle put prendre son
nouveau-né dans ses bras. Après trois garçons, cela lui faisait drôle que
celui-ci soit une fille. Elle détailla le petit visage chiffonné en lui
cherchant un prénom. Cet hiver, Julianna lui avait lu toute sa collection des
romans de la comtesse de Ségur. Elle repensa aux Malheurs de Sophie , son
préféré. Sophie, la mal-aimée, la maltraitée mais qui avait fini par être
heureuse. Sophie... Ce serait un nom parfait. « Sophie… quels malheurs
t’attendent ma p’tite fille... »
Elle aurait donné cher pour pouvoir être de retour dans sa maison de la Pointe
et y voir grandir ses enfants. Il était si pénible de vivre ici dans la maison
paternelle. Surtout après l’hiver passé avec Julianna à Roberval. Pour couronner
le tout, son frère aîné, Paul-Émile, était de retour des États-Unis et venait de
se réinstaller à la ferme. Il était parti plusieurs années afin de ramasser un
peu d’argent. Marguerite s’était vite rendu compte que son frère aîné n’avait
pas changé d’une miette et que la gentillesse ne faisait toujours pas partie de
son caractère. Paul-Émile ne voyait pas d’un bon œil que sa sœur cadette et sa
famille soient installées à demeure à la ferme. Il se faisait un malin plaisir
de faire sentir à Ti-Georges qu’il n’y avait pas sa place. Il clamait qu’il ne
resterait pas vieux garçon un été de plus, qu’il avait la ferme intention de se
marier bientôt et de fonder, lui aussi, une famille. Marguerite se disait en
elle-même que ce n’était pas demain la veille qu’une créature voudrait marier
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