La chapelle du Diable
un
mal avenant comme lui ! Marguerite le détestait. Petite, il lui faisait
tellement la vie dure. S’il s’était contenté de lui tirer les tresses comme dans
la plupart des familles. Non, Paul-Émile avait un fond méchant. De la vraie
méchanceté, celle qui blesse, qui tue ou fait souffrir... rien que pour le
plaisir. Il tenait de son père. Enfant, il attrapait des mouches, leur arrachait
les pattes une à une. Marguerite avait été témoin, un jour, dansl’étable, d’un acte si cruel et barbare qu’elle en avait fait des cauchemars
pendant des mois. Son frère, adolescent, était en train de crever les yeux d’un
chaton dont il tenait les pattes bien serrées dans une guenille. Il voulait voir
ce que cela faisait, lui avait-il expliqué avec un sourire de maniaque après lui
avoir juré qu’il lui réservait le même traitement si elle racontait à qui que ce
soit ce qui s’était passé. De toute façon, si Marguerite avait appris une chose
dans cette famille, c’était de se taire, de garder les secrets, même les plus
honteux, surtout les plus honteux... Comme les visites de son père la
nuit.
La petite se décida à se réveiller et fit comprendre à sa mère qu’elle avait
faim. Marguerite s’étendit sur le côté et se mit à allaiter son bébé. Elle ferma
les yeux et essaya de se détendre. Elle se dit que chaque fois qu’elle mettait
au monde un enfant, elle se laissait entraîner dans les recoins les plus sombres
de ses souvenirs. Ceux qu’elle croyait avoir bien dissimulés ressurgissaient. La
souffrance d’une mise au monde faisait tomber bien des barrières.
Elle baisa la tête de son enfant et jura que l’horreur qu’elle avait connue
lorsque son père étendait son corps d’homme, poilu, suant, sur elle ne lui
arriverait jamais. Son père ne la touchait plus depuis ses quatorze ans,
pourtant elle ressentait encore son empreinte et cela lui faisait aussi mal.
Elle n’avait jamais parlé de cela à qui que ce soit. Comment aurait-elle pu ? Il
lui disait qu’elle lui appartenait, qu’elle était sa fille, qu’il en avait le
droit. Depuis, toute sa vie se résumait à dissimuler. Elle s’accrochait un
sourire et faisait semblant d’être heureuse. Elle avait essayé de se faire
accroire que Ti-Georges l’attirait, qu’il faisait battre son cœur mais,
rapidement, elle avait dû se rendre à l’évidence qu’il ne la comblerait jamais.
Au lit, avec Ti-Georges, elle faisait semblant aussi... Par chance, il n’était
pas trop demandant de ce côté-là. Cela se passait assez vite et comme pour ses
accouchements, elle endurait sans un mot. À sa nuit de noces, elle avait failli
vomir. Ti-Georges avait beaucoup bu, il ne se rendit compte de rien et il
s’endormit rapidement après lui avoir relevé un peu la jaquetteet pétri les seins. À partir de cette nuit, elle tint toujours un mouchoir
propre dans sa manche au poignet, sur lequel elle déposait une goutte de parfum,
seul luxe qu’elle se permettait. Ainsi, lors de son devoir conjugal, elle
retirait de sa cachette le bout de tissu et le pressait sous son nez pendant que
son mari grognait tel l’ours qu’il devenait à ces moments. Par contre, elle
avait été chanceuse, car son mari était bon pour elle, il ne la battait pas. Que
de fois elle avait été témoin de son père qui prenait une lanière de cuir, celle
avec laquelle il affûtait son rasoir, et battait sans retenue sa mère ou son
frère. Elle, il lui réservait un autre supplice. Si au moins ils n’étaient pas
revenus habiter à Péribonka. Sur la Pointe, sa vie avait été somme toute
tolérable.
Sophie cessa de téter et se rendormit. Marguerite frémit… Cet hiver, avec
Julianna, elle avait eu, l’espace d’une saison, la sensation d’avoir touché, du
bout des doigts, le bonheur... et tout son cœur et son corps tendaient à
retrouver ce sentiment bienfaisant dont ils étaient tant privés. Marguerite
serra très fort son bébé. Elle n’en pouvait plus de faire semblant. Elle allait
devenir folle, son visage allait craquer, elle allait se casser en mille
morceaux. « Non, ne laisse pas cet autre souvenir revenir, non pas celui-là,
non, Marguerite, enterre-le encore avec ce premier bébé que tu as eu. C’était
une petite fille aussi... » Marguerite était adolescente et allait accoucher de
l’enfant de son père. Dès le début
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