La chapelle du Diable
véritable dortoir, la
plupart des réfugiés couchés sur une couverture pliée. Aidée des autres femmes,
elle se mit à préparer une grosse chaudronnée de soupe. Cuisiner au milieu de la
nuit, avec des inconnues, avait quelque chose d’irréel. Les enfants
pleurnichaient dans le salon, les hommes étaient défaits... Julianna fit preuve
d’ingéniosité et de débrouillardise. Elle n’avait pas assez de vaisselle pour
tout ce bon monde, aussi servit-elle la soupe directement dans la grosse marmite
et chacun y plongea sa cuillère. Se restaurer fit du bien à tous et calma les
enfants. C’est bien connu, la faim amplifie le désarroi...
On s’attroupa dans le salon. Les enfants s’endormirent, la tête
sur les cuisses de leurs parents. La conversation des adultes porta bien entendu
sur l’inondation. On raconta à Julianna l’enfer de cette journée. Des animaux
piégés dans les étables, des vaches noyées, des meubles emportés, des maisons
dévastées... Ils étaient sans abri, sans argent. Ces familles avaient tout
perdu. On accusa le barrage et on maudit la compagnie. Puis il n’y eut plus de
mots pour raconter cette tragédie. La jeune veuve caressa les cheveux de son
fils. D’une voix douce, elle chanta une complainte qu’elle improvisa comme
suit :
À Saint-Méthode
Petite paroisse tranquille
Dans notre beau comté du Lac-Saint-Jean
Loin du tapage de nos grandes villes
Vivaient heureux quelque cent habitants.
La terre était leur appui, leur soutien
À leurs fils, ils devaient léguer leurs biens.
Mais le barrage
De la décharge
Va leur enlever leur espoir de demain.
Le lac Saint-Jean
Gonflé par son écluse
Déborde l’eau qu’elle ne peut contenir.
Et le trop-plein que ses bornes refusent
Revient chez nous et veut tout envahir.
Adieu les jours de paix et de bonheur
Il faut aller chercher refuge ailleurs.
Plus de culture
La vie est dure
On nous enlève même tous nos labeurs... 2
Sur la dernière note, plus un mot ne s’échangea. On était loin
de se douter que ce triste air serait chanté dans les chaumières bien des années
encore...
Étendu sur le dos, François-Xavier n’arrivait pas à dormir. Pourtant, cela
faisait deux nuits de suite qu’il n’avait pas fermé l’œil. Il était si épuisé
qu’il était incapable de se laisser glisser vers le sommeil. Dans sa tête, les
événements des dernières heures ne cessaient de défiler. Toutes ces familles qui
essayaient de sauver des eaux quelques précieux souvenirs. Une valise contenant
la robe de baptême familiale, une broche de mariage, des images saintes, un
brassard de première communion. Les papiers importants du notaire, les actes de
mariage, les actes d’achat, tout ce qui risquait d’être détérioré par l’eau.
Mais ils n’avaient guère de place dans les embarcations et ils avaient dû
refuser la plupart des malles remplies à ras bord des rares morceaux
d’argenterie ou encore de nappes brodées. Combien de va-et-vient en chaloupe
François-Xavier avait-il faits ? Il ne pouvait plus les compter. Ce désastre
serait-il suffisant pour que la compagnie comprenne son erreur ? Probablement
pas. Déjà, on disait que la compagnie niait toute responsabilité dans cette
inondation. Il devait voir la réalité en face.
Lovée contre lui, Julianna ronflait doucement. Elle avait été merveilleuse.
Elle s’était jetée à son cou, manifestement soulagée de le revoir et, dans ses
yeux, il avait lu tout l’amour qu’elle avait pour lui. Madame Ouellette s’était
empressée de retourner chez elle.
Julianna voulait retourner vivre à Montréal… Là-bas, elle et ses enfants
seraient en sécurité. Rien ne fonctionnait ici. La compagnie avait ruiné leur
vie. À côté du lit, dans son berceau, Yvette, qui grognait depuis quelques
minutes, se mit à pleurer. Pour éviter de réveiller les pauvres familles
réfugiées dans le salon, il se dépêcha de prendre dans ses bras sa petite fille.
Réveillée, Julianna s’empressa dedéboutonner le haut de sa
jaquette et d’offrir un sein à son affamé de bébé.
— J’ai hâte qu’elle fasse ses nuits, chuchota-t-elle en bâillant. Il faudra que
je demande à madame Ouellette de la virer à l’envers.
— Quoi ? s’exclama son mari.
Elle eut un drôle de petit sourire et se contenta d’un « Je t’expliquerai une
autre fois » en guise de
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