La chapelle du Diable
après j’vas revenir pis me marier... me marier
avec...
Ti-Georges ne laissa pas son fils finir sa phrase. En deux enjambées, il prit
Jean-Marie par le collet et le souleva de terre.
— Elzéar, rentre à maison, ordonna Ti-Georges sans regarder son autre
fils.
Effrayé, ce dernier obéit et partit à la course avertir sa grand-tante Léonie
du drame qui se préparait.
La femme se précipita dehors. Elle s’immobilisa au bas de la
galerie, ne sachant trop comment intervenir dans cette délicate situation.
Ti-Georges tenait toujours Jean-Marie. Une envie de frapper ce gringalet de
fils le démangeait. Après d’interminables secondes, il prit conscience du regard
terrifié de son plus vieux, de sa difficulté à respirer. Comme un éclair, des
images de sa propre enfance lui revinrent à la mémoire. Il se revit, au même âge
que Jean-Marie, avoir peur de son père Alphonse qui le rudoyait. Il s’était
pourtant juré, s’il avait des enfants, de ne pas être comme lui... Que Dieu lui
vienne en aide, ce qu’il venait de faire était aussi terrible… C’était comme si
le diable le possédait.
Ti-Georges ferma les yeux. Il ne voulait pas être un deuxième Alphonse Gagné,
il s’y refusait ! Il pouvait chasser ce mal filial en lui, il le pouvait, il le
devait !
Doucement, il relâcha sa prise.
Léonie soupira de soulagement.
Jean-Marie toussa un peu et jeta à son père un regard blessé.
— Y est pas question que tu partes, déclara Ti-Georges d’un ton bourru. J’ai
pas les moyens de me passer d’une paire de bras...
Il radoucit son ton et ajouta :
— Tu vas voir, on a eu un mauvais départ mais astheure tout va ben aller. Notre
ferme a va devenir grande pis prospère pis tout ça va être à toé, conclut-il en
donnant une grande claque dans le dos de Jean-Marie.
Le jeune homme ne dit rien.
Le père se sentait imbécile et inadéquat. Si sa Marguerite était encore de ce
monde, aucune de ces chicanes n’arriverait ! Il avait trop de tension en lui, il
était fatigué, ses enfants avaient besoin d’une mère... il avait besoin d’une
femme.
Il prit sa décision. Sans plus se soucier de Jean-Marie, il déclara :
— J’m’en vas me changer. J’ai affaire au village.
Il se dirigea à grandes enjambées vers la maison.
Il passa à côté de Léonie sans dire un mot, un air déterminé sur le visage. Il
enleva ses vêtements de travail et revêtit ses habits du dimanche. Il se coiffa
soigneusement les cheveux et pesta en nouant sa petite cravate. Avec
détermination, il retourna à la cuisine dans laquelle Léonie était revenue,
décontenancée par l’attitude de son neveu. Ti-Georges regarda sa tante et lui
dit :
— Matante, j’m’en vas m’absenter une couple de jours. Il me manque une pièce
importante pour la ferme, j’m’en vas la chercher.
Ti-Georges fut parti une semaine entière. Léonie était folle d’inquiétude et
n’avait de cesse de demander à Jean-Marie ce que son père avait dit à propos de
cette fameuse pièce manquante. L’adolescent ne comprenait pas. Après le départ
de son père, il avait réussi à réparer la machine et il ne voyait vraiment pas
de quoi il pouvait s’agir.
La réponse arriva enfin le soir du 19 juin 1934. Quand Léonie, qui avait passé
son temps à surveiller par la fenêtre le retour de son neveu, reconnut enfin
l’attelage de Ti-Georges qui s’engageait dans l’entrée de la ferme, elle lança
un petit cri et sortit, suivie de Jean-Marie, sur le perron. Se protégeant les
yeux du soleil couchant, Léonie s’aperçut que Ti-Georges était accompagné. Une
femme, vêtue d’une simple robe pâle de coton, un grand chapeau sur la tête,
était assise à sa droite. Elle tenait dans ses bras un paquet. Le cheval allait
au pas et c’est très lentement que Ti-Georges s’approcha de la maison. Quand,
enfin, il commanda à sa jument grise d’arrêter, juste devant la maison, et que
la femme releva la tête, Léonie la reconnut. Jean-Marie aussi.
— Rolande ! s’écria Léonie en descendant les marches.
Ti-Georges s’était dépêché de sauter en bas de la voiture et d’aider sa
passagère à descendre. Léonie, heureuse, s’exclama :
— Oh Ti-Georges, quelle bonne idée tu as eu de nous emmener
Rolande en visite !
Jean-Marie détailla la jeune femme. Rolande était différente. Elle semblait
avoir vieilli et
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