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La chapelle du Diable

La chapelle du Diable

Titel: La chapelle du Diable Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Anne Tremblay
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première fois de sa vie. Elle avait
     prétexté une parente malade au chevet de laquelle elle voulait aller. Léonie dut
     donc passer ses journées au magasin afin de remplacer sa vendeuse.
    Le grand jour arriva et toute la petite famille s’apprêta à embarquer à bord du
     train. Marie-Ange portait Jean-Baptiste et tentait de le tenir réveillé pour que
     le bébé dorme le plus longtemps possible lors du long trajet. Sur le quai, elle
     offrait un drôle de spectacle, captivant l’attention de son neveu par des
     mimiques et des grimaces plus expressives les unes que les autres, une fillette
     de six ans agrippée à sa jupe qui scrutait avec épouvante l’immense engin
     fumant. Car Yvette n’avait rien voulu savoir de lâcher sa tante, ne serait-ce
     qu’une minute. Laura était blottie dans les bras de son père. Pierre était tout
     fier de s’être vu octroyer la responsabilité de transporter une trousse de
     voyage, celle que Julianna tenait à garder près d’elle dans le wagon et
     contenant des menus articles dont elle croyait avoir besoin, entre autres une
     guenille de coton qu’elle avait pris soin de mouiller et d’enrouler dans un
     morceau de cuir. Ainsi, elle pourrait débarbouiller les mains et le visage de
     ses enfants lorsque ceux-ci videraient le contenu du panier à pique-nique que
     Julianna tenait à deux mains, aidée de Mathieu qui ne disait pas un mot. Léonie,
     aux côtés d’Albert, les embrassa à tour de rôle et sortit son mouchoir pour
     essuyer une larme tandis qu’elle les regardait monter à bord.
    Léonie songea qu’elle avait négligé ses petits-enfants et c’était avec regret
     qu’elle les voyait partir loin d’elle. Petit Pierre, gêné mais curieux de tout,
     Yvette qui donnait déjà des ordres, le sensible Mathieu, la fragile Laura, et
     Jean-Baptiste, ce beau gros bébé dont on avait toujours envie de croquer les
     joues. Tandis que la locomotive commençait à souffler et qu’elle répondait aux
     signes d’au revoir desenfants qui agitaient leurs mains par la
     fenêtre, Léonie eut, en un bref examen de conscience, la lucidité de reconnaître
     qu’elle avait une fâcheuse tendance à gâcher des années entières de sa vie. Elle
     avait refusé de tenir son rôle de grand-mère et maintenant qu’elle l’aurait fait
     avec joie, c’était impossible. Elle envoya un baiser du bout des doigts vers le
     train qui déjà accélérait et sortait de la gare. Pourquoi saisir l’importance
     d’une chose seulement quand on la perd ?

    Julianna installa Mathieu près de la fenêtre du wagon, se disant que le voyage
     serait moins ennuyant pour le petit garçon. Sur la banquette d’en face,
     Marie-Ange s’était assise entre Pierre et Yvette et avait abandonné l’idée de
     tenir Jean-Baptiste éveillé. Julianna s’adossa plus confortablement. À côté
     d’elle, son mari en fit autant, changeant d’épaule Laura qui somnolait déjà.
     Julianna regarda à l’extérieur, apercevant les immeubles qui défilaient devant
     eux. Les yeux dans le vague, elle dit adieu à Montréal et à sa vivacité
     stimulante et créative. À Henry dont elle soupçonna qu’il garderait probablement
     ses distances. Adieu aussi à un avenir glorieux pour Mathieu, à un sort
     différent pour ses filles... Adieu à tout ce qui aurait pu être... Elle ferma
     les yeux. Jeune fille, elle s’était jetée sans y penser dans l’aventure du
     mariage, grisée par la certitude qu’elle pourrait façonner son milieu à sa
     guise, ne prenant pas conscience qu’elle épousait, pas juste un homme, mais un
     nom, un métier, une identité complète... À Montréal, elle pouvait être Julianna
     la cantatrice, elle existait. Au Saguenay-Lac-Saint-Jean, elle ne redeviendrait
     rien qu’une madame François-Xavier Rousseau. C’était comme pour Rolande, sa
     nouvelle belle-sœur. Elle était passée de madame Paul-Émile Belley à madame
     Georges Gagné. Voilà, comme ça, comme si Marguerite n’avait jamais vécu. Quand
     on était une femme mariée, on mourait et on pouvait se faire remplacer. Julianna
     se dit qu’elle aurait pu être uneCatherine ou une Marie, quelle
     importance, on se souviendrait seulement qu’il y avait eu une madame
     François-Xavier Rousseau. Son mari avait été fromager, il serait fermier, elle,
     ne serait que madame François-Xavier Rousseau. Et si sa marraine, qui pourtant
     avait longtemps eu une vie propre en tant que

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