La chapelle du Diable
première fois de sa vie. Elle avait
prétexté une parente malade au chevet de laquelle elle voulait aller. Léonie dut
donc passer ses journées au magasin afin de remplacer sa vendeuse.
Le grand jour arriva et toute la petite famille s’apprêta à embarquer à bord du
train. Marie-Ange portait Jean-Baptiste et tentait de le tenir réveillé pour que
le bébé dorme le plus longtemps possible lors du long trajet. Sur le quai, elle
offrait un drôle de spectacle, captivant l’attention de son neveu par des
mimiques et des grimaces plus expressives les unes que les autres, une fillette
de six ans agrippée à sa jupe qui scrutait avec épouvante l’immense engin
fumant. Car Yvette n’avait rien voulu savoir de lâcher sa tante, ne serait-ce
qu’une minute. Laura était blottie dans les bras de son père. Pierre était tout
fier de s’être vu octroyer la responsabilité de transporter une trousse de
voyage, celle que Julianna tenait à garder près d’elle dans le wagon et
contenant des menus articles dont elle croyait avoir besoin, entre autres une
guenille de coton qu’elle avait pris soin de mouiller et d’enrouler dans un
morceau de cuir. Ainsi, elle pourrait débarbouiller les mains et le visage de
ses enfants lorsque ceux-ci videraient le contenu du panier à pique-nique que
Julianna tenait à deux mains, aidée de Mathieu qui ne disait pas un mot. Léonie,
aux côtés d’Albert, les embrassa à tour de rôle et sortit son mouchoir pour
essuyer une larme tandis qu’elle les regardait monter à bord.
Léonie songea qu’elle avait négligé ses petits-enfants et c’était avec regret
qu’elle les voyait partir loin d’elle. Petit Pierre, gêné mais curieux de tout,
Yvette qui donnait déjà des ordres, le sensible Mathieu, la fragile Laura, et
Jean-Baptiste, ce beau gros bébé dont on avait toujours envie de croquer les
joues. Tandis que la locomotive commençait à souffler et qu’elle répondait aux
signes d’au revoir desenfants qui agitaient leurs mains par la
fenêtre, Léonie eut, en un bref examen de conscience, la lucidité de reconnaître
qu’elle avait une fâcheuse tendance à gâcher des années entières de sa vie. Elle
avait refusé de tenir son rôle de grand-mère et maintenant qu’elle l’aurait fait
avec joie, c’était impossible. Elle envoya un baiser du bout des doigts vers le
train qui déjà accélérait et sortait de la gare. Pourquoi saisir l’importance
d’une chose seulement quand on la perd ?
Julianna installa Mathieu près de la fenêtre du wagon, se disant que le voyage
serait moins ennuyant pour le petit garçon. Sur la banquette d’en face,
Marie-Ange s’était assise entre Pierre et Yvette et avait abandonné l’idée de
tenir Jean-Baptiste éveillé. Julianna s’adossa plus confortablement. À côté
d’elle, son mari en fit autant, changeant d’épaule Laura qui somnolait déjà.
Julianna regarda à l’extérieur, apercevant les immeubles qui défilaient devant
eux. Les yeux dans le vague, elle dit adieu à Montréal et à sa vivacité
stimulante et créative. À Henry dont elle soupçonna qu’il garderait probablement
ses distances. Adieu aussi à un avenir glorieux pour Mathieu, à un sort
différent pour ses filles... Adieu à tout ce qui aurait pu être... Elle ferma
les yeux. Jeune fille, elle s’était jetée sans y penser dans l’aventure du
mariage, grisée par la certitude qu’elle pourrait façonner son milieu à sa
guise, ne prenant pas conscience qu’elle épousait, pas juste un homme, mais un
nom, un métier, une identité complète... À Montréal, elle pouvait être Julianna
la cantatrice, elle existait. Au Saguenay-Lac-Saint-Jean, elle ne redeviendrait
rien qu’une madame François-Xavier Rousseau. C’était comme pour Rolande, sa
nouvelle belle-sœur. Elle était passée de madame Paul-Émile Belley à madame
Georges Gagné. Voilà, comme ça, comme si Marguerite n’avait jamais vécu. Quand
on était une femme mariée, on mourait et on pouvait se faire remplacer. Julianna
se dit qu’elle aurait pu être uneCatherine ou une Marie, quelle
importance, on se souviendrait seulement qu’il y avait eu une madame
François-Xavier Rousseau. Son mari avait été fromager, il serait fermier, elle,
ne serait que madame François-Xavier Rousseau. Et si sa marraine, qui pourtant
avait longtemps eu une vie propre en tant que
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