La chevauchée vers l'empire
devait
passer ses meilleures années à se battre contre ses ennemis et qu’ensuite il
mourait, à la fois craint et aimé.
Gengis eut un rire avant d’ajouter :
— Je le pense encore mais quand je ne serai plus, on
reconstruira les villes et on m’oubliera.
Arslan fut étonné d’entendre de tels propos dans la bouche
du Grand Khan, qu’il connaissait quasiment depuis son enfance.
— Quelle importance ? Je crois que tu as trop
écouté ton frère Temüge. Il parle toujours de la nécessité qu’il y aurait à
écrire l’histoire, à avoir des archives…
Irrité par le tour que prenait la discussion, Gengis fendit
l’air de la main.
— Non, cela vient de moi. J’ai combattu toute ma vie et
je continuerai à me battre jusqu’à ce que je sois vieux et faible. Puis mes
fils régneront sur des terres encore plus vastes et leurs fils après eux. C’est
le chemin que nous avons parcouru ensemble, Arslan, quand je n’avais que la
haine pour me soutenir et qu’Eeluk menait les Loups.
Voyant l’étonnement de son ami, le khan chercha des mots
pour exprimer ses idées confuses :
— Les habitants de cette ville ne chassent pas pour
manger. Ils vivent plus longtemps que nous et ont une vie plus douce, et il n’y
a pas de mal à cela. Si…
Arslan l’interrompit sans craindre le feu de sa colère. Cela
faisait longtemps que personne, même parmi les membres de sa famille les plus
proches, n’avait coupé la parole au khan.
— Nous sommes venus tuer leurs rois et faire tomber
leurs murailles. De tous les hommes au monde, c’est toi qui as le mieux montré
la faiblesse des villes et tu voudrais maintenant y vivre ? Tu feras
peut-être sculpter ta statue et tous ceux qui passeront pourront regarder ton
visage de pierre et dire : « C’était Gengis. » C’est cela que tu
veux ?
Le khan était resté silencieux pendant qu’Arslan parlait
mais avait tambouriné des doigts sur le banc. L’ancien forgeron n’avait
cependant peur d’aucun homme et refusait de se laisser intimider.
— Tous les hommes meurent, Gengis. Tous. Réfléchis à ce
que cela signifie. Aucun de nous ne reste dans les mémoires pendant plus d’une
ou deux générations.
Comme le khan ouvrait la bouche pour répliquer, Arslan leva
une main.
— Oh, je sais, nous chantons nos grands hommes autour
du feu et les Jin ont dans leurs bibliothèques des livres racontant des
histoires vieilles de milliers d’années. Et alors ? Crois-tu que cela
compte pour les morts, qu’on lise leur nom ? Ils s’en moquent. Ils ne sont
plus là. La seule chose qui compte, c’est ce qu’ils ont fait quand ils étaient
encore en vie.
Gengis hocha lentement la tête. Il était plus rassuré qu’il
n’aurait pu le dire de bénéficier à nouveau des conseils de son vieil ami. Il s’était
égaré un moment dans son rêve de cités. Entendre Arslan lui avait fait l’effet
d’un seau d’eau froide. Entendre cette voix, c’était presque comme redevenir
jeune, lorsque le monde était plus simple.
— Ce qui compte, c’est quand tu as peur et que tu ne
fais rien, reprit Arslan. Le sentiment d’être un lâche mine un homme. Ce qui
compte, c’est la façon dont tu élèves tes fils et tes filles. C’est la femme
qui te tient chaud la nuit. La joie d’être en vie, le plaisir de l’arkhi, de la
compagnie des amis et des histoires, tout cela compte. Mais quand tu n’es plus
que poussière, les autres continuent sans toi. Laisse les choses suivre leur
cours et trouve la paix.
La gravité de son ton fit sourire Gengis.
— Je dois en conclure que tu ne gouverneras pas Samarkand
en mon nom ?
Arslan secoua la tête.
— Oh, je prendrai ce que tu m’offres, mais pas pour qu’on
se souvienne de moi. Je le prendrai parce que mes vieux os sont fatigués de
dormir sur un sol dur. Ma femme se plaît ici et je veux qu’elle soit heureuse, elle
aussi. Ce sont de bonnes raisons. Un homme doit toujours se soucier de faire
plaisir à sa femme.
— Je ne sais jamais si tu plaisantes, répondit Gengis
en riant.
— Je suis trop vieux pour ça. Je suis presque trop
vieux aussi pour ma femme, mais ce n’est pas de ça que nous parlons aujourd’hui.
Gengis lui tapa sur l’épaule et se leva. Il faillit tendre
le bras pour aider Arslan à se mettre debout, se retint à temps pour ne pas
offenser le vieux général.
— Je te laisserai cinq mille hommes. Tu devras peut-être
raser une partie de la ville pour leur
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